Noël, c'est une période de trêve, de rêve, de partage, de souvenirs millénaires qui réchauffent le coeur comme les bûches du foyer d'une chaumière de montagne sous une épaisse couche de neige dans la nuit d'une forêt de sapin au clair de lune. Noël est comme un chant bien doux qui sort de la bouche d'une fillette endormant sa poupée pendant que sonnent les cloches d'une église lointaine.
"La rue du village est déserte. La lune dans son plein dessine l'ombre des maisons sur le sol couvert d'un manteau blanc. Les chiens n'aboient pas. Quelques flocons voltigent dans l'air sec de la nuit. En haut de la rue en pente parsemée de loin en loin de ronds d'une lumière jaune, un grand porche en pierre blanche s'illumine des nombreuses guirlandes reflétant des bougies abritées dans de petites niches de verre aux carreaux de couleur.
En cette soirée d'hivers qui débute, Jeanne est radieuse. Son homme qui vient de rentrer dans la grande pièce fredonne un air de chasse en se réchauffant les pieds à l'âtre. La table est mise avec un soin parfait. La nappe est lisse comme la surface du lac un jour sans vent. Les serviettes de fine toile écru ourlée de vert et de rouge font ressortir la blancheur des assiettes en faïence aux motifs floraux. Des rires cristallins s'échappent de l'escalier; ce sont les enfants qui s'habillent avant de descendre pour le repas. Un dernier coup d'oeil aux plats fumant fans l'âtre, un autre sur la crèche placée sous la rampe en bois foncé de l'escalier et sur les petits paquets de papiers brillants posés devant, tout est prêt.
André pose sa pipe éteinte sur le rebord de la cheminée et se lève en disant: "Ma douce, appelle voir les petiots qu'on voit si la dinde a bonne mine !" Les trois enfants descendent alors en se chuchotant des secrets et vont s'asseoir les yeux brillants de plaisir. Le silence se fait, le père dit une courte prière et le repas commence. C'est que ce soir, la nuit est plus qu'un jour. La lumière intérieure est plus forte que le soleil, c'est celle de l'espérance, de la foi et du bonheur, de cette paix des coeurs si difficile à réaliser sous les rayons du jour alors que tout se choque, que les destinées se croisent en se froissant, que les intérêts s'affrontent, que les vanités se heurtent.
Alors que toute l'année, la joie est bien bruyante, forte autant que fugace, alors que chaque journée apporte ses plaisirs et ses peines, là tout est calme et profond comme un horizon immense vu d'un col de montagne, parsemé de vallées verdoyantes, de rivières sauvages bordées de peupliers agitant leurs feuillages argentés sous la brise parfumée. Le sourire est sans nuages, la pensée s'envole à l'unisson des coeurs, Noël, Noël !! Alors chacun s'habille. On entend au dehors des paroles et des chants, vite, rejoignons les amis, les frères et les soeurs qui égayent le silence de la terre endormie. C'est Mathurin et Françoise, ce sont les jumeaux du grand Paul, c'est la calèche du docteur avec ses grelots, tous se dirigent gaiement vers l'autel tendu de pourpre et d'or.
Une odeur de feu de bois flotte dans la grand rue, les étoiles clignotent dans l'espace infini, les sabots garnis de laine font crisser la neige poudreuse, les chansons tourbillonnent dans l'air sec et serein, Noël, Noël !! Les enfants se tiennent pas la main, les parents se serrent par le bras, le prêtre est là, à l'entrée de l'église qui sourit à chacun en prononçant des mots de bienvenue, Noël ! Le petit orgue s'est tu, le silence est rempli de la paix des âmes qui s'élève dans l'ombre de la nef pour en franchir la voûte et rejoindre Dieu au firmament du ciel. Les enfants ont hâte de rentrer pour découvrir leurs cadeaux. Quelques poignées de mains, beaucoup d'embrassades, et la ruche se disperse en chantant d'allégresse accompagnée des cloches et d'un coq somnambule."
Eh bien, ce tableau enchanteur que j'ai tenté de dessiner sous vos yeux n'en est pas moins une illusion, si belle qu'elle puisse paraître, si véridique qu'elle fut en certains temps et certains lieux, car elle repose sur un système, sur une convention, et la preuve en est qu'il y a bien longtemps qu'une telle fête n'existe plus comme je l'ai racontée, malheureusement peut-être. Loin de moi l'idée de nier la beauté, la plénitude des coeurs qui avaient vécu de telles soirées, qui avaient eu la chance de ressentir les saines émotions décrites plus haut, à tel point que j'aurais souhaité vivre à cette époque plutôt que de nos temps. Mais, l'homme ne saurait faire de la réalité une fiction durable sans en éprouver à plus ou moins long terme son effondrement. Pourquoi cela ? Parce qu'il y a une différence extrême entre les conceptions humaines et l'organisation de la vie.
Quiconque se place d'un point de vue construit, élaboré par la raison se voit forcé d'appréhender les choses de l'extérieur, de donner un sens à l'expression de la réalité qui n'est pas, qui ne peut pas être le sens interne de la réalité décrite. Or, dans l'organisation de l'univers, chaque élément contient en lui-même son sens propre, ce qui fait que cette organisation n'est pas un système mais un ensemble dynamique potentiellement créateur par l'existence même de chacune de ses parties. Vouloir au contraire approprier à chaque partie de cette organisation naturelle une représentation, une fonction qui ne viendrait pas de l'intérieur même de chaque chose détruit la valeur propre des parties auxquelles s'appliquent une telle détermination et fait naître un système inerte en remplacement d'une organisation vivante, évolutive, créatrice.
Il est incontestable que l'homme ne peut se soustraire à une représentation des éléments au milieu desquels il vit mais, cette représentation pour être productrice et non réductrice se doit de conserver à chaque chose son identité première. Le processus de création est une opération interne qui procède de l'intérieur à l'extérieur. L'inverse n'est qu'une transformation qui, si elle peut amener de grands résultats n’entraînera jamais une véritable évolution des éléments concernés et finira inéluctablement par leur disparition. Il en est ainsi dans le mirage de Noël qui, s'il a soulevé de grandes joies n'en a pas pour le moins disparu dans son innocence et sa ferveur naïve parce qu'il est une convention, un système.