2022/10/16

Appendice 2: Gaspard des Montagnes

 


Gaspard des Montagnes est un roman d'Henri Pourrat, écrivain Auvergnat qui aurait pu en apprendre à Marcel Proust où André Breton sur la façon d'écrire !




extrait:


"Mais les jours allongeaient. L’herbe poussait autour des puits-fontaines. Les nuits, on était long à s’endormir. Par les fentes arrivait le miel des cerisiers en fleur dont les files bordent les prés nouveaux de doucette et d’oseille sauvage. Un vent tiède réveillait les arbres encore nus dans les boqueteaux des tournants. C’était le mois d’avril où le coucou chante à fil… Puis la fête de la Croix pour laquelle on lâche les vaches ; et jusqu’à la Croix de septembre on mange un morceau de pain à quatre heures parce qu’on est dans la saison du gros travail.

Anne-Marie changea. Au fond de ce moulin elle avait retrouvé sa petite vie paysanne de Chenerailles, et plus proche de ce vieux temps, elle était plus proche de Gaspard.

La séparation faisait qu’elle l’imaginait comme là-bas sur le pâturage, l’oeil tout riant, la face toute claire, et tout porté de bonne volonté. Elle revoyait le cousin, le frère des anciens jours au grand soleil de la campagne. Cet élan, et ce don, ce coeur. L’ami alors de moitié dans sa vie…

Elle n’irait plus autour des fontaines cueillir pour son mois de Marie les aimez-moi que sa mère appelait les yeux de la Vierge. Quelqu’un la cherchait, la criait : elle continuait sa cueillette, la poitrine pleine de joie, attendant une minute avant de répondre. Mais il savait bien la trouver. Il arrivait, elle voyait sa face couleur de flamme; et ses yeux bruns qui, pour mieux lui parler, attrapaient du soleil.

Durant ces nuits de mai, elle ne savait plus que cet ami de jadis. Ni mauvais dires, ni rien du monde ne pouvait aller contre cela qui roulait en son sang : cette amitié où ils étaient tous deux. Et pour qu’une telle tendresse lui vînt, avec ces larmes, de cette nuit dehors, toute de menus bruits, de souffles, d’odeurs vertes, ah, il fallait bien que là-bas il songeât à elle comme elle songeait à lui.

Elle se troublait. Alors, elle s’efforçait de penser aux Escures. Mais c’était Jeuselou et Marguerite qu’elle revoyait comme tantôt, s’entreriant pour un instant sur le pas de la porte. Ceux-là se marieraient. Ils seraient ceux qui dorment l’un près de l’autre et se retrouvent ensemble au matin, quand on devine que devant les montagnes bleues commence une journée de bonheur. Heureux ceux qui sont ainsi mari et femme, de pensée et de fait, car c’est la vraie vie à trouver dans ce monde.

Un peu de vent tiédi s’éloigne ; les branches remuent jusqu’au fond des bois, et ceux qui s’entr’aiment dorment doucement.

(…)

Vivre d’accord avec soi. Quand on est honnête, on doit en porter la peine. Au bout du compte, c’est simple de faire son salut : c’est simple d’être dans son chemin à chaque heure de sa vie. D’ailleurs il faudra toujours mourir. Pourquoi ne pas vivre le coeur net et pur de péché, toujours !

(…)

Avons-nous été établis de Dieu pour juger et pour tuer ? Ceux même qui nous apportent la souffrance et la peine travaillent peut-être pour notre bien. Le malheur de mon petit Henri, Dieu a pu le vouloir, qui voit mieux que nous. Nous voyons le bien et le mal ; mais notre bien et notre mal, notre heur et notre malheur vrais, les voyons-nous ?

(…)

Anne-Marie avançait pensivement, sous les sorbiers sans feuilles. Les peines et tout, qu’importe, pourvu qu’on se voie dans son chemin. Aller droit, suivant ce grand voeu. Et l’on pourra aider celui qu’on fit souffrir. Le péché, elle sentait, à n’en pas douter, qu’il lui aurait été impossible d’y vivre. Impossible.

Elle changeait le coeur des gens. C’était vrai, aux Escures tout sentait les grandes moeurs. Il était des choses qu’on aurait pu ni faire ni penser devant elle.

(...)

Peut-être aurait passé le temps où le (Gaspard) tenait quelque démon. Un joli son de musette. Personne ne peut savoir ce que c’est, s’il n’a vécu cela. Les matins, seul, au bois, la mousse gelée qui crie sous le soulier, ce vieux goût humide et ce ciel chagrin entre les branches… On se dit : la vie, quelle dégoûtation ! On parle à sa hache, à ses outils, comme les soldats, dans les durs moments, parlent à leurs armes.

Tout ce qu’il avait su, dans cet orage noir, ç’avait été se taire, attendre et ne jamais lâcher. Il peut arriver n’importe quoi à un homme : la seule honte, c’est de perdre coeur.

Ses yeux rencontrèrent les yeux couleur de noisette. Nulle autre n’avait, comme Anne-Marie, ce regard à la lumière de l’âme. Et ce n’est pas vrai qu’il n’y a rien, puisqu’on peut ainsi sentir une âme.

On veut vivre, se disait Gaspard, mais avec son coeur d’homme. Il ne s’agit donc pas de bonheur ni de malheur, quand on est bâti d’une certaine façon. On rechercherait bien le malheur même. On s’arracherait bien les yeux pour les donner à une Anne-Marie.

Là-bas, dans la pâleur du lointain, s’enfonce le pays des monts bleus et cornus. Le Chignore, avec ses deux pointes, les autres, en chaîne, avec leurs cols, leurs terrasses, leurs cimes d’où quelque brouillard cueilli par le vent s’enlève encore, va gagner l’air libre… Les chemins secs où courent la lumière et la bise se sont ouverts ainsi que pour un grand départ. Une amitié, dans le matin sur la montagne, a changé l’air comme ferait une chanson. Le bonheur, le malheur, n’importe. Ce n’est pas tellement vers la joie, vers la peine, qu’on a choisi d’aller. On a choisi d’aller vers autre chose.

(...)

Elle allait redemander à Gaspard de ne pas l’abandonner au milieu des difficultés. Mais ils avaient tous deux le sentiment que la conversation avait tourné autour de quelque chose qu’ils n’avaient pas besoin de dire. Cette gêne cédait, et cet étouffement qui le prenait dans le voisinage d’Anne-Marie. Une force lui revenait, une sorte de soulèvement profond. Thiers, les courses, tout cela était soudain loin de lui et sans vie, comme si ces derniers temps il avait seulement vécu à côté de soi. Mais maintenant il vivrait, il ferait. Robert et les autres, il n’aurait pas besoin des messieurs Chargnat pour en venir à bout.

Il se sentait fort de tout le peuple de la campagne, de ceux qui mangent et qui dorment près de la terre, qui ont affaire en plein air à la roche, aux sapins, au foin qu’on fauche, au pain qu’on fait pousser.

Anne-Marie s’arrêta dans le biseau de brume dorée qui tombait de la porte. Sous sa mante de bergère, sa figure claire ourlée d’argent à contre-jour, debout, devant ce lointain de bois et de montagnes, elle semblait la reine de tous ceux-là qui la verraient. Les mots qu’on n’avait pas dits s’envolaient vers le soleil."























2022/06/18

Appendice: Michel Zevaco

 


Michel Zevaco fut sans aucun doute un des plus grands romanciers du 19ème siècle. "Les amants de Venise" est à mon avis son chef d'oeuvre ! Et pratiquement tous ses romans sont des épopées qui vous transportent dans un monde révolu où l'Homme tenait la première place au naturel, sans artifices, sans détours. Naïveté, vengeance, passion, foi, fidélité, trahison, l'homme ne se cachait pas à ces époques derrière des apparences trompeuses, derrière des renoncement à sa nature, bonne ou mauvaise. Ce n'était que quelques centaines d'années auparavant et pourtant, ces univers paraissent plus anciens que la terre des dinausores ...

Lisez "La jeunesse du Roi Henri" de Ponson du Terrail (le meilleur des romancier !), "Le Juif errant" d'Eugène Sue, "Le bossu" (Lagardère) et Madame Gil Blas de Paul Féval et tant d'autres ... 

Le bon endroit où télécharger ces perles de la littérature en PDF gratuits et 'légers' est sans doute cet excellent site: Ebooks libres et gratuits.

Ah ! Lisez tous ces grands maîtres de l'écriture, de l'imagination, de la poésie et du coeur !!

 Voici une liste partielle de tous ces auteurs qui, en plus des trois précédemment cités, d'Alexandre Dumas et d'Honoré de Balzac, valent plus que le détour !!


Fortuné du Boisgobey

Pierre Zaccone

Frédéric Soulié

Emile Richebourg

Molé-Gentilhomme

Alfred Assolant

Ernest Capendu

Eugène Chavette

Emile Gaboriau

Emmanuel Gonzalès

Jules Lermina

Léon Gozlan

Joseph Méry

Jules Mary

Gabriel de La Landelle

Constant Guéroult

...

(nb: les auteurs ne se trouvant pas à Ebooks libres et gratuits sont sur Gallica)


Extraits de Michel Zevaco, L’hôtel Saint Pol


Le roi (Charles VI) songeait.

– Lourde... combien lourde ! Est-ce de l’or ? Est-ce du fer ? Qu’importe, c’est un métal sournois et lâche qui vous rafraîchit d’abord le front, pour se mettre ensuite à le serrer jusqu’à faire éclater la tête. Pourquoi une couronne, « à moi » et non à d’autres ? Quel mal ai-je fait pour être condamné à la couronne ?

Il se mit à trembler. Le frisson glacial de la crise courut le long de son échine. Il résistait pourtant, essayait encore de vaguement diriger sa pensée insurgée.

Et tout à coup, il fut debout, écumant, et hurla :

– Pourquoi une couronne à moi et non à vous ?

Ce fut un coup de tonnerre dominant le tumulte d’une bataille. Il y eut dans la salle immense, où l’orgie battait à tous les angles ses ailes de flamme, le silence morne et stupéfait de fous brusquement ramenés à la raison. Et la sensation fut inoubliable, sinistre, macabre, – la sensation que tous ces êtres raisonnables, hommes, femmes, princes, ducs, capitaines, c’étaient des fous, et que lui, le fou, c’était, dans cette assemblée de délire, le seul être raisonnable.

La voix du fou, comme un grand courant d’air pur, balayait l’ivresse. Il reprit :

– Et pourquoi des couronnes ? Qui est le maître ? Est-ce moi ? Est-ce vous ? Personne n’est maître ! Je le sais et les fantômes de mes nuits me l’ont dit. Maîtres ! dit-il avec un rire strident. Maîtres de quoi ? De qui ? Et qui a décrété que quelqu’un serait maître ? Parlez, je veux savoir ! Vous vous taisez, Bourgogne ! Berry ! Orléans ! Vous tous qui voulez être les maîtres, vous ne pouvez dire pourquoi vous le seriez ! Par Notre-Dame et les saints, c’est à mourir de rire, avortons !... Chiens rampants, vous prétendez vous imposer à l’admiration des hommes ! Vous aurez seulement leur haine, et si vous saviez en quel océan de mépris vous vous débattez, vous auriez pitié de vous-mêmes !

La voix du Roi-Fou tonnait. Il ne savait ce qu’il disait. Les paroles jaillissaient de ses lèvres brûlantes, sans qu’il en comprît le sens, comme autrefois, dans le temple sacré du Delphicus, parlait l’oracle délirant.

La masse énorme des gentilshommes écoutait sans comprendre. Mais la voix rauque, rude, puissante, leur secouait le coeur.

– Alors, avortons, il vous faut la puissance ? Vraiment ! C’est à mourir de rire, de voir vos mines confites quand vous parlez du pouvoir, de la puissance et de la nécessité de diriger les hommes, et de vos nobles ambitions, sacripants ! Alors, vraiment, vous éprouvez, vous dites que vous éprouvez le besoin de dominer, d’être vus de loin, et vous vous criez à vous-mêmes que c’est là une grande joie, une belle satisfaction !

Vous mentez, chiens ! Vous n’avez même pas cela dans le ventre. Si c’est cela que vous avez, pourquoi vous et non pas d’autres ? C’est donc la guerre d’homme à homme, au poignard, au poison, à la hache, à l’échafaud, à la corde, à la calomnie, à toutes armes ? Mais non, sacripants !

Ce qui vous mène, c’est l’orgie. Ce qui vous tourmente, mendiants de jouissances Je vous dis que c’est à mourir de rire, voleurs, truands ! Je vois les peuples, troupeaux immenses cherchant où paître un peu de bonheur. Où est l’herbe du bonheur ? Cherchez-la, peuples stupides. Par pitié, par mépris, vous vous laissez voler un peu de puissance, un peu d’argent, et vous haussez les épaules devant vos maîtres... moi je fais mieux, je leur donne ma couronne !

D’un geste frénétique, il arracha la couronne de sa tête, la souleva très haut, dans ses deux mains. Son visage convulsé fit reculer la foule, et son rire glaça les plus braves. Il vociféra :

– Je n’en veux plus ! Qui la veut ! Ramasse, mon frère ! Ramasse, mon oncle ! Ramasse, mon cousin ! Ramassez, sacripants ! À plat ventre, mendiants de pouvoir ! C’est moi le peuple de France ! Tenez, prenez, mangez, buvez, gorgez-vous, pauvres mendiants de puissance ! Prenez !

Voici la couronne, je n’en veux pas !

Le Fou laissa tomber sur l’estrade le royal diadème et d’un rude coup de pied, l’envoya au loin devant lui. La couronne bondit, ricocha, roula. Les groupes affolés s’écartèrent en reflux violents et stupides, virent passer parmi eux ce bolide brillant qui était l’emblème du pouvoir, qui alla se heurter au pied d’une colonne de granit surmontée d’un satyre ricanant, et s’y brisa.

En même temps, Charles tombait à la renverse dans son fauteuil en râlant :

– Regardez mourir le peuple !...

Ses yeux se révulsèrent. Ses genoux s’entrechoquèrent. Il claqua des dents.

– Ils me tuent ! Ils m’égorgent ! Ils boivent mon sang ! Regardez-moi mourir !... Il eut un grand cri déchirant, ses bras se tordirent ; du fauteuil, il tomba sur le tapis de l’estrade, et l’on n’entendit plus que ses grognements funèbres, on ne vit plus que ses gestes frénétiques simulant dans le vide une lutte effroyable contre les mendiants du pouvoir qu’évoquait sa vision...

(…)

 

Ce matin-là le vénérable père Ignace de Loyola eut une conférence avec le comte de Monclar, grand prévôt de Paris.

Il y avait de l’inquisiteur dans l’âme de Monclar. Il y avait du policier dans l’âme de Loyola et c’est pour cela que tous deux semblaient si bien s’entendre durant leur entretien.

– Ce Dolet, disait Loyola, est une vraie plaie pour votre beau pays de France…

– Hélas, vénérable père, le roi est faible parfois !

– Oui ! Oui ! Il veut jouer au savant, au poète… Comme si les rois devaient être autre chose que la main de fer appesantie par Dieu sur les peuples ! Les peuples, mon cher monsieur de Monclar, ont une tendance néfaste à la rébellion contre notre sainte autorité, les rois doivent être nos agents… ou sinon nous briserons les rois eux-mêmes ! …

(...)



– Loyola, reprit-il (Dolet), est un de ces hommes fameux qui impriment sur l’humanité la marque indélébile de leur vouloir.

Seulement, ce qu’ils veulent, c’est leur propre glorification, et non le bonheur commun. Ce sont ces hommes qui arrêtent, durant des siècles, la marche de la vérité ou la font dévier…

L’humanité va vers un idéal si lointain, si profond qu’à peine on l’ose concevoir. Par moment, elle ressent un choc, puis, quand la secousse est finie, elle passe, croyant que la route est toujours droite devant elle… Elle a dévié… l’écart, faible au départ, devient immense au bout de cinquante ans, de cent ans… Et alors, il faut une révolution dans les esprits et les moeurs pour que l’humanité rejoigne sa route… Oui, certes, ce Loyola est un fléau semblable à ces grands tueurs. Il tue à sa façon. Ce qu’il y a de terrible en lui, c’est qu’il ne veut pas tuer seulement le corps, c’est l’esprit qu’il veut atteindre…

(…)

 

 

« Ceci est ma dernière pensée.

« C’est le dernier effort d’un esprit qui va bientôt s’éteindre.

« Peut-être ces lignes tomberont-elles plus tard sous les yeux d’hommes justes.

« Peut-être ce papier va-t-il être détruit.

« Je ne veux songer qu’à la possibilité d’être lu plus tard.

 « C’est donc du seuil de la tombe que je parle aux hommes, et j’ai pour tribune un bûcher.

« Je vais être brûlé ! Brûlé vif !

« Ce que ma chair va souffrir, je ne le sais.

« Je ne sais pas non plus quelles clameurs d’agonie s’échapperont de ma gorge alors que, délirant au milieu des tourbillons de flamme, je ne serai plus responsable de ma pensée.

« La vraie clameur du condamné est ici, sur ce parchemin.

« Voici donc ce que je souhaite :

« Je suis innocent de toute action mauvaise.

« Aussi loin que je regarde dans ma vie, avec le scrupule et l’angoisse d’un juge impartial, je n’y découvre aucun crime, aucune faute véritable.

« J’ai aimé les hommes, mes frères.

« J’ai tâché de leur montrer qu’il y a un flambeau pour les guider vers le bonheur à travers les ténèbres de la vie que nous vivons. Ce flambeau s’appelle : Science.

« J’ai fait en sorte de répandre le plus que j’ai pu de science, c’est-à-dire de lumière, afin de chasser le plus possible de ténèbres, c’est-à-dire d’ignorance.

« Je ne me suis pas détourné des moins fortunés que moi. Je n’ai pas montré un visage impitoyable aux fautes des autres.

« J’ai songé que le mot suprême de la sagesse humaine et l’aboutissement fatal de la science, de la pensée, de la vie, c’est l’indulgence.

« Une humanité où les hommes auraient pitié les uns des autres, où se développerait cette radieuse et magnifique pensée de fraternité que le Christ a entrevue, une humanité pareille aurait résolu le problème du paradis terrestre.

« Cependant, c’est la haine qui triomphe.

« Je ne veux ici accuser personne.

« Je dis seulement que l’esprit de domination engendre l’esprit de haine.

« Je dis que les dominateurs qui ont inventé le bûcher pour les hommes inaptes à la servitude sont l’obstacle qu’il faut écarter.

« Puisse-t-on me comprendre !

 « Puisse l’humanité apprendre à pénétrer dans sa propre pensée !

« Puissent les hommes arriver un jour à penser librement, c’est-à-dire sans que leur croyance, leur foi, leur pensée leur ait été imposée.

« Puisse la science remettre au creuset de l’analyse les croyances humaines qui nous sont transmises par les siècles barbares !

« En formulant ces souhaits, je ne crois pas passer les limites du droit humain.

« Je ne me crois pas en faute.

« Pourtant, c’est pour penser ce que j’écris, c’est pour avoir aimé la science, la lumière, pour avoir été le frère de mes frères que je vais être brûlé.

« Je voudrais qu’un jour un monument s’élevât à l’endroit même où je vais souffrir, et que sur ce monument, les jours de fête, les hommes enfin délivrés apportent quelque modeste offrande de fleurs, et qu’enfin le souvenir des iniquités présentes fût perpétué par cette simple parole que quelqu’un redirait aux foules, d’année en année :

« Ici, on a brûlé un homme parce qu’il aimait ses frères et prêchait l’indulgence et proclamait le bienfait de la science.

« Cela se passait du temps où il y avait des rois comme François, et des saints comme Ignace de Loyola. »

« Voilà ce que je souhaite.

« En foi de quoi, libre d’esprit et sain de corps, j’ai signé. »

Dolet signa.

 


2022/05/28

Ah ! Quand même ...

 








Voyez-vous ces photos ?

On s'était arrêté là, exactement !!. 

C'était en juin 2008. On avait remplit la voiture d'énormes gerbes de lavande. 

C'est un miracle que quelqu'un ait posté récemment ces photos sur Google maps !!!

J'ai ainsi un souvenir d'une des plus belles pages de ma vie ...


Je vois le mer d'où j'habite maintenant et, quand mon regard se porte vers l'ouest nord-ouest, au-delà de cubes de béton qu'ils appellent maisons, en direction du soleil couchant, je me dis qu'il y a là-bas une étoile qui porte ce que j'ai le plus aimé au monde ...




Il me reste un de ces bouquets de lavande qui a gardé tout son parfum, ainsi qu'un brin de mimosa ...











An mah - Ana Alcaide

(traduction très approximative !)

Lune à l'aube, la cure d'amour

l'air calme du matin.

Venez les vagues de rires oubliés

lys dans la nuit sainte.

 

Ce brouillard, ce brouillard, ce brouillard, où est la lumière brillante sur toi ?

Ce brouillard, ce brouillard, ce brouillard, où est la lumière brillante sur toi ?

 

Le vin de la fleur dans ma demeure

coeur au regard sombre

la lumière tombe dans la nuit calme

âme du soleil à l'oubli sauvée

 

Ce brouillard, ce brouillard, ce brouillard, où est la lumière brillante sur toi ?

Ce brouillard, ce brouillard, ce brouillard, où est la lumière brillante sur toi ?

 

Où ce brouillard a-t-il une lumière vive sur vous, mon ami ?

Et où est la douceur de tes cheveux, ma chérie

 

Lune en mai, Lune en mai, Lune en mai

Où est la lumière brillante sur toi



Hasta la vista !!

 


J'avais commencé ce blog avec Saint-Exupéry, il y a près de douze ans, finissons-le de même !

Ce n'est pas sans beaucoup de tristesse que j'arrête cette expérience car j'aurais de quoi remplir des centaines d'articles. D'ailleurs, en passant, si par le plus grand des hasards une personne était intéressée à mener une coopération pour la publication de nouvelles pages, originales ou reprises de MfM-news, pourquoi pas ! Avis aux amateurs ...


Le titre de ce blog étant 'L'homme pour l'humanité', il est juste de faire référence à l'homme qui a marqué de son 'bon génie' la fin de l'apogée de la culture humaine qui, selon moi, fut la période de 1850 à 1950 en France en particulier et un peu en Amérique grâce à Henri Georges, Fenimore Cooper et Edgard Poe, et aussi en Angleterre avec Dickens, Huxley, Wells, Kipling et Scott par exemple.

Je ne développerai pas car je ne puis plus mener de front la publication d'articles ici et sur mon blog en anglais auquel je réserve mes derniers efforts.

L'image de la planète du Petit Prince envahie par les baobabs est celle de notre terre envahie par le mal faute d'aboir voulu en arracher ses premières pousses.

Lisez, lisez mes amis ces extraits du chef d'oeuvre d'Antoine !!!



Antoine de Saint-Exupéry

LE PETIT PRINCE, 1943


À LÉON WERTH

Je demande pardon aux enfants d’avoir dédié ce livre à une grande personne. J’ai une excuse sérieuse : cette grande personne est le meilleur ami que j’ai au monde. J’ai une autre excuse : cette grande personne peut tout comprendre, même les livres pour enfants. J’ai une troisième excuse : cette grande personne habite la France où elle a faim et froid. Elle a bien besoin d’être consolée. Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux bien dédier ce livre à l’enfant qu’a été autrefois cette grande personne. Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en souviennent.) Je corrige donc ma dédicace :

À LÉON WERTH QUAND IL ÉTAIT PETIT GARÇON

 (...)


Si je vous ai raconté ces détails sur l’astéroïde B 612 et si je vous ai confié son numéro, c’est à cause des grandes personnes.

Les grandes personnes aiment les chiffres. Quand vous leur parlez d’un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l’essentiel. Elles ne vous disent jamais : « Quel est le son de sa voix ? Quels sont les jeux qu’il préfère ? Est-ce qu’il collectionne les papillons ? » Elles vous demandent : « Quel âge a-t-il ? Combien a-t-il de frères ? Combien pèse-t-il ? Combien gagne son père ? » Alors seulement elles croient le connaître. Si vous dites aux grandes personnes : « J’ai vu une belle maison en briques roses, avec des géraniums aux fenêtres et des colombes sur le toit… » elles ne parviennent pas à s’imaginer cette maison. Il faut leur dire : « J’ai vu une maison de cent mille francs. » Alors elles s’écrient : « Comme c’est joli ! »

Ainsi, si vous leur dites : « La preuve que le petit prince a existé c’est qu’il était ravissant, qu’il riait, et qu’il voulait un mouton. Quand on veut un mouton, c’est la preuve qu’on existe » elles hausseront les épaules et vous traiteront d’enfant !

Mais si vous leur dites : « La planète d’où il venait est l’astéroïde

B 612 » alors elles seront convaincues, et elles vous laisseront tranquille avec leurs questions. Elles sont comme ça. Il ne faut pas leur en vouloir. Les enfants doivent être très indulgents envers les grandes personnes.

Mais, bien sûr, nous qui comprenons la vie, nous nous moquons bien des numéros ! J’aurais aimé commencer cette histoire à la façon des contes de fées. J’aurais aimé dire :

« Il était une fois un petit prince qui habitait une planète à peine plus grande que lui, et qui avait besoin d’un ami… » Pour ceux qui comprennent la vie, ça aurait eu l’air beaucoup plus vrai.

Car je n’aime pas qu’on lise mon livre à la légère. J’éprouve tant de chagrin à raconter ces souvenirs. Il y a six ans déjà que mon ami s’en est allé avec son mouton. Si j’essaie ici de le décrire, c’est afin de ne pas l’oublier. C’est triste d’oublier un ami.

Tout le monde n’a pas eu un ami. Et je puis devenir comme les grandes personnes qui ne s’intéressent plus qu’aux chiffres.

 (...)

 

J’appris bien vite à mieux connaître cette fleur. Il y avait toujours eu, sur la planète du petit prince, des fleurs très simples, ornées d’un seul rang de pétales, et qui ne tenaient point de place, et qui ne dérangeaient personne. Elles apparaissaient un matin dans l’herbe, et puis elles s’éteignaient le soir.

Mais celle-là avait germé un jour, d’une graine apportée d’on ne sait où, et le petit prince avait surveillé de très près cette brindille qui ne ressemblait pas aux autres brindilles. Ça pouvait être un nouveau genre de baobab. Mais l’arbuste cessa vite de croître, et commença de préparer une fleur. Le petit prince, qui assistait à l’installation d’un bouton énorme, sentait bien qu’il en sortirait une apparition miraculeuse, mais la fleur n’en finissait pas de se préparer à être belle, à l’abri de sa chambre verte.

Elle choisissait avec soin ses couleurs. Elle s’habillait lentement, elle ajustait un à un ses pétales. Elle ne voulait pas sortir toute fripée comme les coquelicots. Elle ne voulait apparaître que dans le plein rayonnement de sa beauté. Eh ! oui. Elle était très coquette ! Sa toilette mystérieuse avait donc duré des jours et des jours. Et puis voici qu’un matin, justement à l’heure du lever du soleil, elle s’était montrée.

Et elle, qui avait travaillé avec tant de précision, dit en bâillant :

– Ah ! Je me réveille à peine… Je vous demande pardon…

Je suis encore toute décoiffée…


Le petit prince, alors, ne put contenir son admiration :

– Que vous êtes belle !

– N’est-ce pas, répondit doucement la fleur. Et je suis née en même temps que le soleil…

Le petit prince devina bien qu’elle n’était pas trop modeste, mais elle était si émouvante !

– C’est l’heure, je crois, du petit déjeuner, avait-elle bientôt ajouté, auriez-vous la bonté de penser à moi…

Et le petit prince, tout confus, ayant été chercher un arrosoir d’eau fraîche, avait servi la fleur.


Ainsi l’avait-elle bien vite tourmenté par sa vanité un peu ombrageuse. Un jour, par exemple, parlant de ses quatre épines, elle avait dit au petit prince :

– Ils peuvent venir, les tigres, avec leurs griffes !

– Il n’y a pas de tigres sur ma planète, avait objecté le petit prince, et puis les tigres ne mangent pas l’herbe.

– Je ne suis pas une herbe, avait doucement répondu la fleur.

– Pardonnez-moi…

– Je ne crains rien des tigres, mais j’ai horreur des courants d’air. Vous n’auriez pas un paravent ?

« Horreur des courants d’air… ce n’est pas de chance, pour une plante, avait remarqué le petit prince. Cette fleur est bien compliquée… »

– Le soir vous me mettrez sous globe. Il fait très froid chez vous. C’est mal installé. Là d’où je viens…

Mais elle s’était interrompue. Elle était venue sous forme de graine. Elle n’avait rien pu connaître des autres mondes.

Humiliée de s’être laissé surprendre à préparer un mensonge aussi naïf, elle avait toussé deux ou trois fois, pour mettre le petit prince dans son tort :

– Ce paravent ? …

– J’allais le chercher mais vous me parliez !

Alors elle avait forcé sa toux pour lui infliger quand même des remords.


Ainsi le petit prince, malgré la bonne volonté de son amour, avait vite douté d’elle. Il avait pris au sérieux des mots sans importance, et était devenu très malheureux.

« J’aurais dû ne pas l’écouter, me confia-t-il un jour, il ne faut jamais écouter les fleurs. Il faut les regarder et les respirer.

La mienne embaumait ma planète, mais je ne savais pas m’en réjouir. Cette histoire de griffes, qui m’avait tellement agacé, eût dû m’attendrir… »

Il me confia encore :

« Je n’ai alors rien su comprendre ! J’aurais dû la juger sur les actes et non sur les mots. Elle m’embaumait et m’éclairait. Je n’aurais jamais dû m’enfuir ! J’aurais dû deviner sa tendresse derrière ses pauvres ruses. Les fleurs sont si contradictoires !

Mais j’étais trop jeune pour savoir l’aimer. »

 (...)

 

Le petit prince arracha aussi, avec un peu de mélancolie, les dernières pousses de baobabs. Il croyait ne jamais devoir revenir. Mais tous ces travaux familiers lui parurent, ce matin-là, extrêmement doux. Et, quand il arrosa une dernière fois la fleur, et se prépara à la mettre à l’abri sous son globe, il se découvrit l’envie de pleurer.

– Adieu, dit-il à la fleur.

Mais elle ne lui répondit pas.

– Adieu, répéta-t-il.

La fleur toussa. Mais ce n’était pas à cause de son rhume.

– J’ai été sotte, lui dit-elle enfin. Je te demande pardon.

Tâche d’être heureux.

Il fut surpris par l’absence de reproches. Il restait là tout déconcerté, le globe en l’air. Il ne comprenait pas cette douceur calme.

– Mais oui, je t’aime, lui dit la fleur. Tu n’en as rien su, par ma faute. Cela n’a aucune importance. Mais tu as été aussi sot que moi. Tâche d’être heureux… Laisse ce globe tranquille. Je n’en veux plus.

– Mais le vent…

– Je ne suis pas si enrhumée que ça… L’air frais de la nuit me fera du bien. Je suis une fleur.

– Mais les bêtes…

– Il faut bien que je supporte deux ou trois chenilles si je veux connaître les papillons. Il paraît que c’est tellement beau.

Sinon qui me rendra visite ? Tu seras loin, toi. Quant aux grosses bêtes, je ne crains rien. J’ai mes griffes.

Et elle montrait naïvement ses quatre épines. Puis elle ajouta :

– Ne traîne pas comme ça, c’est agaçant. Tu as décidé de partir. Va-t’en.

Car elle ne voulait pas qu’il la vît pleurer. C’était une fleur tellement orgueilleuse…

 (...)

 

C’est alors qu’apparut le renard.

– Bonjour, dit le renard.

– Bonjour, répondit poliment le petit prince, qui se retourna mais ne vit rien.

– Je suis là, dit la voix, sous le pommier.

– Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli…

– Je suis un renard, dit le renard.

– Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste…

– Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisé.

– Ah ! pardon, fit le petit prince.

Mais, après réflexion, il ajouta :

– Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?

– Tu n’es pas d’ici, dit le renard, que cherches-tu ?

– Je cherche les hommes, dit le petit prince. Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?

– Les hommes, dit le renard, ils ont des fusils et ils chassent. C’est bien gênant ! Ils élèvent aussi des poules. C’est leur seul intérêt. Tu cherches des poules ?

– Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?

– C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie « créer des liens… »

– Créer des liens ?

– Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde…

– Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur… je crois qu’elle m’a apprivoisé…

– C’est possible, dit le renard. On voit sur la Terre toutes sortes de choses…

– Oh ! ce n’est pas sur la Terre, dit le petit prince.

Le renard parut très intrigué :

– Sur une autre planète ?

– Oui.

– Il y a des chasseurs, sur cette planète-là ?

– Non.

– Ça, c’est intéressant ! Et des poules ?

– Non.

– Rien n’est parfait, soupira le renard.

Mais le renard revint à son idée :

– Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m’ennuie donc un peu. Mais, si tu m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m’appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c’est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d’or. Alors ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé…

Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince :

– S’il te plaît… apprivoise-moi ! dit-il.

– Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.

– On ne connaît que les choses que l’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !

– Que faut-il faire ? dit le petit prince.

– Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près…

Le lendemain revint le petit prince.

– Il eût mieux valu revenir à la même heure, dit le renard.

Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l’après-midi, dès trois heures je commencerai d’être heureux. Plus l’heure avancera, plus je me sentirai heureux. À quatre heures, déjà, je m’agiterai et m’inquiéterai ; je découvrirai le prix du bonheur !

Mais si tu viens n’importe quand, je ne saurai jamais à quelle heure m’habiller le cœur… Il faut des rites.

– Qu’est-ce qu’un rite ? dit le petit prince.

– C’est aussi quelque chose de trop oublié, dit le renard.

C’est ce qui fait qu’un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures. Il y a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu’à la vigne. Si les chasseurs dansaient n’importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n’aurais point de vacances.

Ainsi le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l’heure du départ fut proche :

– Ah ! dit le renard… Je pleurerai.

– C’est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t’apprivoise…

– Bien sûr, dit le renard.

– Mais tu vas pleurer ! dit le petit prince.

– Bien sûr, dit le renard.

– Alors tu n’y gagnes rien !

– J’y gagne, dit le renard, à cause de la couleur du blé.

Puis il ajouta :

– Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai cadeau d’un secret.

Le petit prince s’en fut revoir les roses.

– Vous n’êtes pas du tout semblables à ma rose, vous n’êtes rien encore, leur dit-il. Personne ne vous a apprivoisées et vous n’avez apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon renard.

Ce n’était qu’un renard semblable à cent mille autres. Mais j’en ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde.

Et les roses étaient bien gênées.

– Vous êtes belles, mais vous êtes vides, leur dit-il encore.

On ne peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma rose à moi, un passant ordinaire croirait qu’elle vous ressemble. Mais à elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c’est elle que j’ai arrosée. Puisque c’est elle que j’ai mise sous globe. Puisque c’est elle que j’ai abritée par le paravent. Puisque c’est elle dont j’ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour les papillons). Puisque c’est elle que j’ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même quelquefois se taire. Puisque c’est ma rose.

 (...)


Et il revint vers le renard :

– Adieu, dit-il…

– Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.

– L’essentiel est invisible pour les yeux, répéta le petit prince, afin de se souvenir.

– C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.

– C’est le temps que j’ai perdu pour ma rose… fit le petit prince, afin de se souvenir.

– Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose…

– Je suis responsable de ma rose… répéta le petit prince, afin de se souvenir.

 

 

2021/11/20

Jules Lermina

 


Dans la grande lignée des Hommes de Bien, d'Etienne de la Boétie à Henri Georges, contemporain de Georges Darien, Lermina ne fut pas seulement un auteur de roman hors pair mais un penseur qui a déchiffré les racines du mal inhérent à l'humanité et qui a expliqué in extenso l'attitude à adopter pour s'affranchir du fardeau de millénaires de préjugés morbides.

Lermina a osé écrire la suite du Comte de Monte-Christo, cette oeuvre magnifique d'Alexandre Dumas, et cette suite, le fils de Monte-Christo égale en originalité et en puissance l'oeuvre du maitre. Mais, ce que nous avons à retenir de lui sont ici ses oeuvres 'sociales' dont A Messieurs les propriétaires ... Plus de loyers est la pratique et L'ABC du Libertaire la théorie.



extraits (février 1906):


 

 

L’A. B. C. du Libertaire

 

Mon jeune Camarade, tu m’as demandé, non sans quelque intention ironique, de t’expliquer ce qu’est, ou plutôt ce que doit être un libertaire ; te sachant de bonne volonté, quoiqu’avec une tendance atavique à railler ce que tu n’as pas encore compris, je vais tenter de satisfaire ta curiosité. Seulement garde toi de croire que je me pose, vis à vis de loi, en docteur ou en prophète ; et, dès le premier moment, prépare-toi non à accepter mes affirmations comme des dogmes contre lesquels rien ne prévaut, mais au contraire à les discuter, à les passer au crible de ta propre raison et à ne les admettre comme vérités que lorsque tu te seras convaincu, par tes propres lumières, qu’elles ont droit à ce titre. 

Il n’est d’éducation sérieuse et profonde que celle qu’on se donne à soi-même. Chacun doit être son propre maître et la mission de ceux qui croient savoir est non pas d’imposer leurs opinions, mais de proposer à autrui, avec arguments raisonnés, les idées-germes qui doivent fructifier dans son propre cerveau. Tout d’abord, remarque ceci : toutes les fois qu’un homme parle de bonheur universel, de bien-être général, de.joie mondiale et de paix terrestre, un cri s’élève contre lui, fait de colère et de mépris.

 

D’où vient cet importun, ce fou, qui croit à la possibilité du bonheur ! A quel titre se permet-il de réprouver la lutte féroce des hommes les uns contre les autres ? Le bien est une utopie, il n’est de réalité que le mal et le devoir de tout être raisonnable est d’aggraver le mal en livrant tous les biens terrestres à la concurrence, à la bataille, et en appelant à son aide la brutalité et la mort. Non seulement celui qui veut l’humanité heureuse est taxé de folie, mais bien vile on le qualifie de criminel, d’être essentiellement dangereux, on le poursuit, on le traque et, si l’on peut, on le tue. 

Donc, mon jeune Camarade, commence par t’interroger, demande-toi si tu te sens prêt à subir toutes les avanies, toutes les persécutions, sans to décourager et sans reculer. Sache bien que pour vouloir le bonheur d’autrui, tu seras traité en ennemi, en paria, tu seras mis au ban de toutes les civilisations, lu seras chassé de frontière en frontière jusqu’au moment où des exaspérés t’abattront comme bêle puante.

 

Si au contraire tu suis les errements ordinaires, si, t’emparant de toutes les- arrhes matérielles et immorales que la civilisation a forgées, tu le jettes résolument dans la vie dite normale, si tu essaies d’écraser les autres pour te faire un piédestal de leurs corps, si tu parviens à ruiner, à affamer le plus d’êtres humains possibles pour te constituer de leurs dépouilles une fortune opulente, si tu prends pour objectif glorieux la guerre des hommes contre les hommes, s' tu rêves victoire, gloire et domination, si tu rejettes tout scrupule, tout enseignement de conscience, si lu pars de ce principe : « Chacun pour soi ! » et que tu le développes jusqu’à parfaites conclusions... Alors tu deviendras riche — en face de la misère des autres — puissant par l’abaissement et l’humiliation de tes congénères, lu jouiras de leurs souffrances et vivras de leur mort, tu collectionneras les titres, les privilèges, tu te chamarreras de décorations et les complices te feront de splendides funérailles... 

Seulement tu seras un égoïste, un méchant, un véritable criminel... Justement, le contraire de ce qu’est et ce que doit être un libertaire. 

Car le libertaire est un juste, c’est-à-dire un homme qui est au-dessus et en dehors de la Société, qui ne se paie pas des mots mensongers d’honneur et de vertu, banalités qu’inventèrent les civilisés pour dissimuler leurs lares et leurs vices, qui renie tous les faux enseignements des philosophes menteurs et des théoriciens hypocrites, qui n’accepte aucun compromis, aucun marché, aucune concession, qui en un mot veut la justice, la seule justice, pour lui-même et pour tous, contre tous et contre lui-même. Défie-toi de toi-même, Camarade.

Voici pourquoi. Tu es venu sur cette terre avec les instincts de l’animalité dont tu procèdes ; tu descends d’êtres brutaux, ignorants, violents et ton atavisme est fait de brutalité. Chez ceux qui se croient les meilleurs, le fond est mauvais, d’abord parce que l’homme est un

 

Mais aie toujours présente à la pensée celte vérité (pie nul ne peut être complètement heureux tant qu’il existe un sent être malheureux. C’est l’un de ces préceptes qui provoquent les haussements d’épaules des philosophes sociaux; il semble que le bonheur individuel suffise à satis faire toutes les aspirations humaines. Meurent les autres, pourvu que je vive. Le raisonnement est à la fois inique et absurde. Le malheur des uns constitue toujours un danger et, une menace pour les autres ; une situation déséquilibrée est génératrice de réaction et l’être le plus profondément, le plus insolemment égoïste doit compter avec les revanches possibles et les retours offensifs des déshérités. 

D’où une perpétuelle inquiétude, une sensation d’instabilité qui gâte la jouissance... Sans parler du sentiment de compassion dont on cherche à se défendre par la charité mais qui subsiste au fond des consciences les plus fermées en apparence aux émotions généreuses. En réalité, dans l’état social actuel, nul ne peut en parfaite sincérité, se tenir pour sûr du lendemain ; la lutte quotidienne produit de terribles jeux de bascule et les plus hauts placés sont à la merci des chutes les plus profondes. Le libertaire veut un état social où l’envie, la jalousie, les pensées de reprise n’aient plus de place, c’est-à-dire où tous, vivant dans la plénitude de leur liberté, dans l’épanouissement total de leurs facultés, dans la satisfaction intégrale de leurs besoins, n’aient plus à se disputer les uns aux autres les moyens de vivre. 

Ne t’arrête ni à l’autorité de la tradition ni à la prétendue valeur d’un mot ou d’un nom. Prends le dogme et regarde-le de près ; et toujours tu le verras s’amoindrir, s’effriter comme une pelotte de neige que pressent les doigts d’un enfant.

 

 

L’égalité existe entre les hommes, au point de départ, c’est-à-dire que tous les hommes viennent sur la terre avec la volonté de vivre, avec des besoins matériels et moraux qui sont égaux en principe : l’homme qui a faim est l’égal de l’homme qui a faim. Les nécessités primordiales de l’existence sont les mêmes, et il y a égalité parfaite et complète dans cette formule indiscutable : — Tous les hommes, sans exception, ont la volonté et le droit de satisfaire leurs besoins et d’utiliser leurs facultés, physiques et morales. La mesure individuelle de ces besoins et de ces facultés est accessoire.

 

Le fait mathématique, la volonté et le droit de vivre, est égal pour tous. En cela et en cela seul consiste vraiment l’égalité, et c’est elle qui doit être respectée par l’exercice, appartenant à tous, de ce droit de vivre. 

Ici, Camarade, tu trouves sous tes pieds un terrain solide : fils de la nature, tu as comme tous tes congénères, ni plus ni moins, mais autant qu’eux le droit de vivre et ce droit nul ne peut t’empêcher — ni empêcher autrui — de l’exercer. Or d’où peuvent te venir les moyens de vivre, sinon de la terre. Donc la terre est à toi, comme à tous tes semblables. 

La faculté de l’exploiter et d’en tirer subsistance est inhérente à ton être, et, nul n’a droit de la supprimer. Donc quiconque s’approprie une partie de cet instrument collectif de travail qu’est la terre com met un acte contraire au principe humain, donc la propriété, c’est-à-dire la mainmise de qui que ce soit sur une portion de terre, est un vol commis au préjudice de la collectivité. Et voici que la propriété — sacro-sainte — t’apparait avec son véritable caractère d’accaparement et de spoliation, voici que ce dogme intangible se révèle en son évidence de brutalité et de crime antisocial.

 

La terre est l’instrument de travail — c’est-à-dire de vie — de tous les hommes. Quiconque se l’approprie vole l’humanité, et quand il prétend donner à ce vol la sanction de la perpétuité, il commet un acte à la fois si illogique et si monstrueux qu’on s’étonne à bon droit qu’il ait pu être per pétré. Mais pour autoriser, pour éterniser cette iniquité, la Société, depuis des siècles, a créé celte autre iniquité, l’autorité, c’est-à-dire l’appel à la force contre le droit, le recours à la violence contre les justes revendications. 

En s’appuyant sur l’idée de Dieu, créateur et propriétaire universel elle a imaginé, par un habile procédé d’escroquerie, la concession faite par cette puissance mystérieuse au profit de quelques-uns de la terre divisée en parcelles, et, de cette injustice première, toutes les injustices ont découlé. Donc, Camarade, nie la propriété du sol comme tu as nié Dieu, comme tu vas nier tout à l’heure__ toutes les fantaisies criminelles et persécutrices dont la propriété est la source.

 

Par la propriété, la liberté a disparu, depuis le droit d’aller et de venir arrêté par des murs et des barrières que défendent des gendarmes et des magistrats, jusqu’à la liberté du travail, le propriétaire étant maître de laisser ses terres en friche et de refuser à quiconque la faculté d’en extraire les éléments nécessaires à l’existence. La propriété n’est pas seulement le vol, elle est le meurtre, car c’est d’elle que procède l’exploitation de l’homme par l’homme, le droit mensonger du possédant à ne concéder le droit au travail qu’à son profit, en échange d’un salaire dérisoire ; elle est la créatrice du prolétariat, la faiseuse de misère, la manifestation atroce et cruelle de l’égoïsme, de l’avidité et du vice, elle est la grande tueuse d’hommes. 

La propriété est le meurtre, car c’est en vertu de ce droit prétendu, appuyé uniquement sur la spoliation, sur la conquête et par conséquent sur la force, que des groupes d’hommes se sont déclarés seuls jouisseurs d’une portion plus ou moins vaste du sol, s’en sont prétendus les maîtres absolus, élevant entre leurs territoires respectifs des barrières sous le nom de frontières, et ont créé chez ces groupes, décorés du nom de nations, des sentiments de haine, de rivalité qui se traduisent perpétuellement par les pires violences, assassinats en nombre, incendies, viols et autres manifestations de la bestialité humaine.

C’est le mensonge : car, alors qu’il est inscrit dans les constitutions particularistes que nous subissons que le droit de propriété est sacré et que nul n’en peut être privé, des millions d’hommes sont dépouillés de leur droit à la terre, au profit des élus propriétaires.

 

La propriété est l’expression de l’égoïsme à sa plus haute puissance : c’est l’usurpation brutale du bien de tous, de la terre qui appartient h la collectivité et sous aucun prétexte légitime ne peut être féodalisée au profit de quelques-uns. C’est d’elle que naissent toutes les injustices, tous les crimes, tous les forfaits dont l’histoire s’ensanglanté... Elle se perpétue par l’héritage qui n’est que la continuation dans le temps d’une première iniquité commise.

 

La propriété a double forme, elle s’impose encore sous le nom de capital, et le capital est comme la propriété le vol, le meurtre et l’injustice. La terre appartenant à l'humanité toute entière, à la collectivité, aussi à l’humanité et à la collectivité appartiennent ses produits. C’est l’humanité, la collectivité qui mettent en valeur l’instrument terrestre que nous tenons de la nature, et le produit du travail nécessaire, général et collectif, appartient à tous les hommes, sans individualisation possible. Sur les ressources — richesses de toute nature — que fait jaillir du sol le travail humain, tous les hommes ont un droit équivalent, pour la satisfaction aussi complète que possible de leurs besoins matériels et moraux. Tu auras beaucoup entendu parler, mon Cama rade, de la prise au tas et de bon' bourgeois se seront esclaffés devant celte expression quelque peu vulgaire.

 

Il faut que le tas — collectif — des richesses produites soit assez considérable pour que tous y trouvent leur part légitime. Or que se passe-t-il aujourd’hui ? Des gens, s’appuyant sur ce droit de propriété et sur la constitution illégitime d’un capital, amassent pour eux — des tas — dans lesquels ils puisent au gré de leurs caprices, tandis que des millions d’hommes sont dénués, de tout. Us sont entourés d’une horde de parasites qui repoussent, à coups de lois et à coups de fusil, ceux qui, mourant de faim, font mine de toucher à ces provendes monstrueuses.

Ces capitalistes s’arrogent le droit de laisser pourrir des denrées — c’est leur pouvoir absolu — alors que des centaines d’hommes en vivraient ; ils sont les rois, ils sont les maîtres, leur caprice est souverain, ils peuvent, quand ils le veulent, à l’heure choisie par eux, déchaîner la misère et la famine sur la collectivité. Ce sont des propriétaires qui, de par des coutumes admises appuyées sur la force, décident de la vie ou de la mort des masses prolétariennes. On a voulu nier que ce fussent les capitalistes et eux seuls qui déchaînent la guerre : quel intérêt eût le peuple allemand h la guerre de 1870 ?

 

La victoire a augmenté ce qu’on appelle les forces industrielles du pays, c’est-à-dire que se sont constitués un plus grand nombre de groupes capitalistes, fondant d’immenses ateliers, des docks, des usines où les matières nécessaires à la vie, pour ne parler que de celles-là, sont l’objet do tripotages commerciaux qui en décuplent le prix et en rendent l’usage impossible aux prolétaires, parce que l’usinier, le grand industriel, loin de travailler pour la collectivité, ne songe qu’à s’enrichir lui-même —lui et ses actionnaires — au détriment des consommateurs, c’est-à-dire de la grande masse. Ces entreprises, nous dit-on, fournissent du travail à des millions d’ouvriers : c’est réel, seulement ce travail môme auquel on est forcé d’avoir recours donne lieu à une rémunération calculée si avarement que l’ouvrier y trouve à peine de quoi ne pas mourir. Que lui importe la prospérité d’un pays qui. ne se traduit que par des pauvre, misérable et sacrifié ?

  

Qu’il se révolte, qu’il s’empare des matières premières, des usines, qu’il les emploie au bénéfice de la collectivité, c’est la justice. Mais la propriété, mais le capital ont de longue date pris leurs précautions. Donnant au groupement des propriétés le nom de patrie, ils ont su inspirer à la foule une sorte de religieuse passion pour une entité invisible qu’ils abritent sous un symbole ridicule, le drapeau. Le troupeau humain, bête et sentimental, abruti depuis des siècles par l’idée de providence et de droits acquis, s’est laissé prendre à cette fantasmagorie de mensonges, et il admire les armées brillantes, bruyantes, violentes, qui ont pour mission de défendre les propriétés et les capitaux des accapareurs contre d’autres accapareurs non moins déshonnêtes qu’eux-mêmes. 

On invoque pour justifier l’idée de patrie et l’existence des armées la nécessité de la défense légitime : le raisonnement serait juste si les masses prolétariennes étaient appelées au service militaire pour défendre un bien-être acquis et satis faisant. Mais en est-il ainsi ? Que telle nation en écrase une autre, le régime propriétaire et capitaliste en sera-t-il modifié, et la collectivité recouvrera-t-elle ses droits confisqués par les individus ? Point.

 

Victorieuse ou vaincue, toute nation reste soumise au joug de l’exploitation capitaliste, et les arcs de triomphe qu’élèvent les satisfaits ne sont pour la masse que les portes de l’enfer capitaliste. Seule, la guerre sociale est juste. Comprends bien, Camarade, je dis sociale — et non civile — parce que la lutte de la justice contre l’iniquité ne se renferme pas dans les limites d’un territoire défini : les exploités du capital — à quelque nation qu’ils appartiennent — sont les adversaires des capitalistes de toutes les nations, sans exception. 

La guerre qui a pour but la propriété d’une ville, d’une province, d’un royaume est inique ; est juste la guerre qui a pour but l’abolition des privilèges, des exploitations et des spéculations, la reprise de la terre et de ses produits pour la collectivité. Des alliances peuvent et doivent être conclues entre les exploités de tous les pays — sans souci du nom géographique dont on les affuble — pour jeter bas l’immense et formidable Bastille qui, sous des milliers de formes diverses, symbolise la puissance propriétaire ; la patrie du travailleur est partout où le droit règne, elle n’est pas là où l’iniquité est toute-puissante. Il ne s’agit plus ici d’un territoire quelconque ; la patrie a une signification plus haute et profondément humaine.

 

Car la patrie de l’homme, c’est la terre toute entière et elle sera digne de ce titre, c’est-à-dire paternelle à tous, quand, à la suite d’efforts dont le succès ne rentre pas, quoi qu’on en ait dit, dans' le domaine des utopies, la terre toute entière sera régie par la justice.

 

"On te dira encore, Camarade, que tel pays est plus digne que tel autre d’être défendu parce que déjà on y a conquis de vaines libertés politiques qui sont des instruments de progrès, ne te laisse pas troubler par les grands mots. De par l’organisation propriétaire et capitaliste, les libertés sont employées contre la masse comme outil d’asservissement, et l’habileté des maîtres est telle qu’ils savent défigurer les' choses et les mots pour leur attribuer une signification favorable uniquement à leurs intérêts. Le suffrage universel ! Est-ce que tu peux lui proposer le seul problème dont la solution te touche, la reprise de la propriété et l’abolition du capitalisme ? 

Défie-toi de tous ces vocables ronflants : syndicalisme, retraites ouvrières, fixation des heures de travail. En tout cela, il n’y a que des palliatifs, destinés à laisser subsister la grande iniquité sociale. Syndicats — groupements des ouvriers qui dé fendent leurs intérêts contre les patrons— pour quoi des patrons ? Pourquoi des parasites ? Un seul syndicat, la collectivité travailleuse par elle-même et pour elle-même. Les retraites ouvrières ! C’est l’os qu’on jette aux travailleurs pour que, satisfaits de ne plus mourir d’épuisement et de misère, ils acceptent de, pendant toute leur vie, rester à l’état d’esclaves attachés à la glèbe industrielle. Pas de retraites, mais la répartition équitable et légitime de toutes les ressources terrestres entre ceux qui les produisent.

 

Peut-être, Camarade, qui veux travailler au pro grès, es-tu surpris de cette franchise. Tu dis que ce qui est acquis est acquis, et que la diminution de souffrance n’est pas à dédaigner. D’accord, mais n’oublie pas que le libertaire conscient a une mission plus large; assez d’autres opportunistes, qui ont intérêt à la perpétuation de l’état social actuel, sont tout prêts à servir inconsciemment de complices à la malice des ‘politicailleurs’. Tu dois voir de plus haut et plus loin.

 

 

La propriété crée l’assassinat : te grand indus triel est un dévoreur d’hommes, et il se soucie de leur vie comme de leurs revendications. Dans les hauts-fourneaux, dans les mines, le bétail humain peine et meurt ; et chaque goutte de sueur qui tombe, chaque goutte de sang qui coule est par lui monnayée et entassée dans ses coffres. Elle crée l’assassinat : car à qui lui prend sa vie, le sacrifié rêve de lui prendre la sienne. C’est la propriété, c’est le capital qui ont assassiné le malheureux Watrin, c’est l’égoïsme et la férocité capitalistes qui ont chargé les fusils de Fourmies et de Limoges ; et les soldats tueurs ne sont que les exécuteurs des décrets de mort rendus par le capital. 

Supprimer la propriété individuelle, c’est régénérer l’humanité, c’est rendre impossibles — parce qu’inutiles — toutes les révoltes dont les manifestations sont qualifiées de crimes : vols et meurtres. Le jour où, la propriété étant collective, tout sera à tous, pourquoi voler autrui, puisque c’est se voler -soi-même ? Pourquoi exercer une reprise individuelle par la violence, meurtre ou assassinat, puisque celte reprise s’exercerait sur son propre bien ? Pourquoi envier autrui, puisque les ressources individuelles étant-à la disposition de tous, il suffira de vouloir pour avoir ?

 

Et n’oublie pas, Camarade, que ces désirs, ces passions dont l’explosion est au principe de tous les crimes, sont réellement créés, développés, entretenus par l’état do privation qui résulte pour la majorité de l’organisation propriétaire de la Société. Suppose que tes besoins soient légitimement satisfaits, que tu aies — comme on dit — ton compte, crois-tu que ne diminueraient pas en toi ces appétits, parfois excessifs, que crée la souffrance de la perpétuelle pénurie ? Celui qui n’a pas faim, qui ne subit pas l’angoisse quotidienne du lendemain, celui qui est, entouré, non point de luxe — on y viendrait plus tard — mais du confortable relatif sans lequel la vie est un supplice, celui-là n’est plus un envieux, ni un haineux. Il jouit de la vie et est heureux que les autres en jouissent comme lui,

La propriété crée la dépravation ; ceci peut te paraître étrange, parce que tu n’as peut-être jamais réfléchi que l’amour est gangrené jusqu’au fond par le sentiment propriétaire. L’orientation générale des idées est faussée à ce point que la Société a inventé tout un code — de lois ou d’usages — en vertu duquel l’être humain n’est plus maître de lui-même, de son corps, de ses désirs.

 

L’homme, affolé par le virus propriétaire, en est arrivé à ce degré d’erreur qu’il admet le droit de propriété d’un être sur un autre être, de l’homme sur la femme, de la femme sur l'homme ; et la Société défend l’union de ces deux êtres si n’est intervenu un pacte de vente et d’-achat, qu’elle appelle contrat de mariage. Et de ceux qui l’ont signé, chacun devient le propriétaire de l’autre, avec interdiction sous peine do prison — et même de mort — contre celui qui prétend rester maître de sa personne, de sa chair, de son cœur. En dehors même du mariage, l’amant s’affirme le maître de sa maîtresse et la tue si, lasse de lui, elle entend se donner à un autre ; la maîtresse poignarde ou défigure celui qui l’abandonne. 

La Société nouvelle, te dira-t-on, sera impuissante contre les crimes passionnels. Non, Camarade. Elle les atténuera, jusqu’au jour où ils disparaîtront tout à fait. Comment ? En proclamant le principe de la liberté dans l’amour comme dans les autres actes de la vie.