2010/09/15

"Que Faut-il Dire aux Hommes ?"




Après avoir écrit plusieurs livres et de nombreux textes d’un merveilleux humanisme autant que d’une poésie sans égale, Antoine de Saint-Exupéry est resté profondément peiné de l’état morose de l’humanité ainsi que de la voie du profit matérialiste sur laquelle elle s’engageait déjà à son époque, et même avant ainsi qu’en témoignent de nombreux écrivains du 19° siècle. ‘Saint Ex’ ne vivait vraiment qu’à bord de son aéroplane, entre ciel et terre, entre Dieu et les hommes. Comme Dieu, il a vu ces hommes enchainés dans leur propres illusions, dans les rouages de leurs propres inventions, dans la misère de leur faiblesse et, comme les hommes, il a vu Dieu comme un espoir gratuit, comme un principe libérateur, comme un absolu accessible.

L’homme a besoin de savoir qui il est, de chercher son Créateur, son Dieu. Jusqu’à l’antiquité, l’homme a cherché Dieu dans ce qui l’entourait, dans son extériorité, dans les arbres, dans les astres, dans l’eau ou le feu, et il n’a rien trouvé, mais l’instinct n’était pas mauvais. Puis est venu l’écriture, et la conscience de la perversion humaine, et l’homme a cherché Dieu dans sa tête, dans son intériorité, dans la solitude des cloitres, dans le recueillement de chambres secrètes, dans des paraboles, et il n’a rien trouvé, mais il n’était pas si loin du but.

Enfin est arrivée la science, et l’homme qui n’avait rien trouvé s’est dit que, peut-être, il n’y avait rien à trouver mais, malheureusement, ou heureusement, la science commence à comprendre que, sans une idée directrice préexistante mais néanmoins toujours active, sans un principe extérieur mais présent en chaque chose, notre monde, l’univers, n’existerait certainement pas et, l’homme, qui se croyait, ou se voulait au bout de sa recherche, s’aperçoit qu’en fait, il n’est qu’au commencement du chemin car, maintenant, c’est la science qui parle et non plus des croyances ou des religions, fut-ce celle de la déesse Raison. Au moment de faire un dieu de sa raison, il a tort.

Après des millénaires de croyances sans base, à l’instant où l’homme proclame l’inutilité de la foi, la vanité de toute croyance et l’inexistence de Dieu, l’homme comprend qu’il y a certainement un Dieu, et de  plus, que son cerveau est préconçu pour chercher ce qu’il a longtemps considéré comme un axiome sans fondement, un désir sans but, son Créateur, son Dieu. Avec l’homme, à la suite de 14 milliards d’années d’évolution, le Créateur a donné à sa créature le désir et le moyen non seulement de Le trouver mais de Le prouver. Au moment où l’homme ne souhaite plus croire, le voila obligé d’accepter par la raison ce que ses prédécesseurs acceptaient par le corps ou par l’esprit, ces hommes dont il entendait moquer leur ignorance, leur primitivisme, leur erreur.  

Et la cerise sur le gâteau de la foi qui n’a jamais cessée est que le Dieu de la science ne s’oppose pas, ou si peu, aux principes fondamentaux tant des croyances ancestrales que des religions historiques. L’homme avait raison d’avoir tort, puis il a eu tort d’avoir raison, qui sait si la foi lui restera maintenant qu’il peut s’y confier avec certitude et délice ? L’homme aura-t-il le courage d’avoir raison de croire en Dieu ? Tant que la foi représentait un mystère, tant qu’elle était une manifestation sociale ou politique, l’homme a eu le courage de croire en un absolu mystérieux et militant.  Que faut-il dire aux hommes demande ‘Saint Ex’ la veille de sa disparition ?

Avoir du courage tant que ce courage est nécessaire est certes une attitude plus que respectable, mais en avoir encore quand il n’en faut plus devient héroïque. Le vrai héro n’est pas celui qui traverse des murailles d’acier en ayant au bout des promesses de gloire et de révélation mais celui qui accepte avec humilité sa condition quotidienne comme le laboureur accepte de suivre des bœufs pour labourer son champ. Le vrai courage n’est pas dans l’espoir du dévoilement d’un paradis tant désiré mais dans la volonté de créer ce paradis lentement, anonymement, silencieusement, tout en remerciant le Créateur de nous avoir permis de prendre (enfin) notre place dans cette merveille incroyable de la création.
                                                            
‘Saint Ex’ fut un de ces héros qui, après avoir bravé la foudre et après avoir dompté ses peurs est resté en quête de cet absolu qu’il sentait derrière les murailles de glaces des sommets andins, derrière l’aiguille de son réservoir d’essence qui approchait du zéro au milieu de l’océan. Il a su faire le lien entre le courage pour une cause et le courage en soi. En descendant de son avion, il ne relevait pas sa moustache comme un vainqueur, ce qu’il aurait eu le droit de faire plus que tout autre, mais il ramenait de ses victoires un sentiment d’humilité, un désir d’aimer, de consoler ceux qui comme lui n’avaient pas la chance de braver le ciel et qui doivent se contenter de faire succéder un jour à un autre dans l’oubli des récompenses, dans le dénuement de la persévérance pour rien, dans la grisaille d’une humanité désenchantée.




"Vous venez dresser contre moi votre misérable logique humaine, quand je suis celui qui est au-delà, quand c’est d’elle que je vous délivre ! O prisonniers, comprenez-moi ! Je vous délivre de votre science, de vos formules, de vos lois, de cet esclavage de l’esprit, de ce déterminisme plus dur que la fatalité. Je suis le défaut de l’armure. Je suis la lucarne dans la prison. Je suis l’erreur dans le calcul : je suis la vie."




Que faut-il dire aux hommes ?
(Lettre au Général X, écrite la veille de sa mort)

Je viens de faire quelques vols sur P. 38. C’est une belle machine. J’aurais été heureux de disposer de ce cadeau-là pour mes vingt ans. Je constate avec mélancolie qu’aujourd’hui, à quarante trois ans, après quelques six mille cinq cents heures de vol sous tous les ciels du monde, je ne puis plus trouver grand plaisir à ce jeu-là. Ce n’est plus qu’un instrument de déplacement - ici de guerre. Si je me soumets à la vitesse et à l’altitude à mon âge patriarcal pour ce métier, c’est bien plus pour ne rien refuser des emmerdements de ma génération que dans l’espoir de retrouver les satisfactions d’autrefois.
Ceci est peut-être mélancolique, mais peut-être bien ne l’est-ce pas. C’est sans doute quand j’avais vingt ans que je me trompais. En Octobre 1940, de retour d’Afrique du Nord où le groupe 2 - 33 avait émigré, ma voiture étant remisée exsangue dans quelque garage poussiéreux, j’ai découvert la carriole et le cheval. Par elle l’herbe des chemins. Les moutons et les oliviers. Ces oliviers avaient un autre rôle que celui de battre la mesure derrière les vitres à 130 kms à l’heure. Ils se montraient dans leur rythme vrai qui est de lentement fabriquer des olives. Les moutons n’avaient pas pour fin exclusive de faire tomber la moyenne. Ils redevenaient vivants. Ils faisaient de vraies crottes et fabriquaient de la vraie laine. Et l’herbe aussi avait un sens puisqu’ils la broutaient.
Et je me suis senti revivre dans ce seul coin du monde où la poussière soit parfumée (je suis injuste, elle l’est en Grèce aussi comme en Provence). Et il m’a semblé que, toute ma vie, j’avais été un imbécile...
Tout cela pour vous expliquer que cette existence grégaire au coeur d’une base américaine, ces repas expédiés debout en dix minutes, ce va-et-vient entre les monoplaces de 2600 chevaux dans une bâtisse abstraite où nous sommes entassé à trois par chambre, ce terrible désert humain, en un mot, n’a rien qui me caresse le coeur. Ca aussi, comme les missions sans profit ou espoir de retour de Juin 1940, c’est une maladie à passer. Je suis "malade" pour un temps inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie. Voilà tout. Aujourd’hui, je suis profondément triste. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine. Qui n’ayant connu que les bars, les mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui plongé dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur.
On ne sait pas le remarquer. Prenez le phénomène militaire d’il y a cent ans. Considérez combien il intégrait d’efforts pour qu’il fut répondu à la vie spirituelle, poétique ou simplement humaine de l’homme. Aujourd’hui nous sommes plus desséchés que des briques, nous sourions de ces niaiseries. Les costumes, les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n’est pas de victoire aujourd’hui, il n’est que des phénomènes de digestion lente ou rapide) tout lyrisme sonne ridicule et les hommes refusent d’être réveillés à une vie spirituelle quelconque. Ils font honnêtement une sorte de travail à la chaîne. Comme dit la jeunesse américaine, "nous acceptons honnêtement ce job ingrat" et la propagande, dans le monde entier, se bat les flancs avec désespoir.
De la tragédie grecque, l’humanité, dans sa décadence, est tombée jusqu’au théâtre de Mr Louis Verneuil (on ne peut guère aller plus loin). Siècle de publicité, du système Bedeau, des régimes totalitaires et des armées sans clairons ni drapeaux, ni messes pour les morts. Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif.
Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles, faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. On ne peut vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. Rien qu’à entendre un chant villageois du 15 ème siècle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots.
Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources : les impasses du système économique du XIX ème siècle et le désespoir spirituel. Pourquoi Mermoz a-t-il suivi son grand dadais de colonel sinon par soif ? Pourquoi la Russie ? Pourquoi l’Espagne ? Les hommes ont fait l’essai des valeurs cartésiennes : hors des sciences de la nature, cela ne leur a guère réussi. Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme. Ca déborde le problème de la vie religieuse qui n’en est qu’une forme (bien que peut-être la vie de l’esprit conduise à l’autre nécessairement). Et la vie de l’esprit commence là où un être est conçu au-dessus des matériaux qui le composent. L’amour de la maison -cet amour inconnaissable aux Etats-Unis - est déjà de la vie de l’esprit.
Et la fête villageoise, et le culte des morts (je cite cela car il s’est tué depuis mon arrivée ici deux ou trois parachutistes, mais on les a escamotés : ils avaient fini de servir) . Cela c’est de l’époque, non de l’Amérique : l’homme n’a plus de sens.
Il faut absolument parler aux hommes.
A quoi servira de gagner la guerre si nous en avons pour cent ans de crise d’épilepsie révolutionnaire ? Quand la question allemande sera enfin réglée tous les problèmes véritables commenceront à se poser. Il est peu probable que la spéculation sur les stocks américains suffise au sortir de cette guerre à distraire, comme en 1919, l’humanité de ses soucis véritables. Faute d’un courant spirituel fort, il poussera, comme champignons, trente-six sectes qui se diviseront les unes les autres. Le marxisme lui-même, trop vieilli, se décomposera en une multitude de néo-marxismes contradictoires. On l’a bien observé en Espagne. A moins qu’un César français ne nous installe dans un camp de concentration pour l’éternité.
Ah ! quel étrange soir, ce soir, quel étrange climat. Je vois de ma chambre s’allumer les fenêtres de ces bâtisses sans visages. J’entends les postes de radio divers débiter leur musique de mirliton à ces foules désoeuvrées venues d’au-delà des mers et qui ne connaissent même pas la nostalgie.
On peut confondre cette acceptation résignée avec l’esprit de sacrifice ou la grandeur morale. Ce serait là une belle erreur. Les liens d’amour qui nouent l’homme d’aujourd’hui aux êtres comme aux choses sont si peu tendus, si peu denses, que l’homme ne sent plus l’absence comme autrefois. C’est le mot terrible de cette histoire juive : "tu vas donc là-bas ? Comme tu seras loin " - Loin d’où ? Le "où" qu’ils ont quitté n’était plus guère qu’un vaste faisceau d’habitudes.
Dans cette époque de divorce, on divorce avec la même facilité d’avec les choses. Les frigidaires sont interchangeables. Et la maison aussi si elle n’est qu’un assemblage. Et la femme. Et la religion. Et le parti. On ne peut même pas être infidèle : à quoi serait-on infidèle ? Loin d’où et infidèle à quoi ? Désert de l’homme.
Qu’ils sont donc sages et paisibles ces hommes en groupe. Moi je songe aux marins bretons d’autrefois, qui débarquaient, lâchés sur une ville, à ces noeuds complexes d’appétits violents et de nostalgie intolérable qu’ont toujours constitués les mâles un peu trop sévèrement parqués. Il fallait toujours, pour les tenir, des gendarmes forts ou des principes forts ou des fois fortes. Mais aucun de ceux-là ne manquerait de respect à une gardeuse d’oies. L’homme d’aujourd’hui on le fait tenir tranquille, selon le milieu, avec la belote ou le bridge. Nous sommes étonnamment bien châtrés.
Ainsi sommes-nous enfin libres . On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissé libres de marcher. Mais je hais cette époque où l’homme devient, sous un totalitarisme universel, bétail doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral ! Ce que je hais dans le marxisme, c’est le totalitarisme à quoi il conduit. L’homme y est défini comme producteur et consommateur, le problème essentiel étant celui de la distribution. Ce que je hais dans le nazisme, c’est le totalitarisme à quoi il prétend par son essence même. On fait défiler les ouvriers de la Ruhr devant un Van Gogh, un Cézanne et un chromo. Ils votent naturellement pour le chromo. Voilà la vérité du peuple ! On boucle solidement dans un camp de concentration les candidats Cézanne, les candidats Van Gogh, tous les grands non-conformistes, et l’on alimente en chromos un bétail soumis. Mais où vont les Etats-Unis et où allons-nous, nous aussi, à cette époque de fonctionnariat universel ? L’homme robot, l’homme termite, l’homme oscillant du travail à la chaîne système Bedeau à la belote. L’homme châtré de tout son pouvoir créateur, et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson. L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les boeufs en foin.
C’est cela l’homme d’aujourd’hui.
Et moi je pense que, il n’y a pas trois cents ans, on pouvait écrire " La Princesse de Clèves" ou s’enfermer dans un couvent pour la vie à cause d’un amour perdu, tant était brûlant l’amour. Aujourd’hui bien sûr les gens se suicident, mais la souffrance de ceux-là est de l’ordre d’une rage de dents intolérable. Ce n’a point à faire avec l’amour.
Certes, il est une première étape. Je ne puis supporter l’idée de verser des générations d’enfants français dans le ventre du moloch allemand. La substance même est menacée, mais, quand elle sera sauvée, alors se posera le problème fondamental qui est celui de notre temps. Qui est celui du sens de l’homme et auquel il n’est point proposé de réponse, et j’ai l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde.
Ca m’est égal d’être tué en guerre. De ce que j’ai aimé, que restera-t-il ? Autant que les êtres, je parle des coutumes, des intonations irremplaçables, d’une certaine lumière spirituelle. Du déjeuner dans la ferme provençale sous les oliviers, mais aussi de Haendel. Les choses. je m’en fous, qui subsisteront. Ce qui vaut, c’est certain arrangement des choses. La civilisation est un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement. Nous aurons de parfaits instruments de musique, distribués en grande série, mais où sera le musicien ? Si je suis tué en guerre, je m’en moque bien. Ou si je subis une crise de rage de ces sortes de torpilles volantes qui n’ont plus rien à voir avec le vol et font du pilote parmi ses boutons et ses cadrans une sorte de chef comptable (le vol aussi c’est un certain ordre de liens).
Mais si je rentre vivant de ce "job nécessaire et ingrat", il ne se posera pour moi qu’un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ?
30 Juillet 1944


Antoine de Saint Exupery n'a pas eu ce problème ... il n'est pas rentré.



EXTRAITS


Et vous venez m’opposer Marcion et le quatrième évangile. Et vous venez me parler d’interprétations. Et vous venez dresser contre moi votre misérable logique humaine, quand je suis celui qui est au-delà, quand c’est d’elle que je vous délivre !
O prisonniers, comprenez-moi ! Je vous délivre de votre science, de vos formules, de vos lois, de cette esclavage de l’esprit, de ce déterminisme plus dur que la fatalité. Je suis le défaut dans l’armure. Je suis la lucarne dans la prison. Je suis l’erreur dans le calcul : je suis la vie.
Vous avez intégré la marche de l’étoile, ô génération des laboratoires, et vous ne la connaissez plus. C’est un signe dans votre livre, mais ce n’est plus de la lumière : vous en savez moins qu’un petit enfant ! Vous avez découvert jusqu’aux lois qui gouvernent l’amour humain, mais cet amour même échappe à vos signes : vous en savez moins qu’une jeune fille ! Eh bien, venez à moi. Cette douceur de la lumière, cette lumière de l’amour, je vous les rends. Je vous asservis pas : je vous sauve. De l’homme qui le premier calcula la chute d’un fruit et vous enferma dans cette esclavage, je vous libère. Ma demeure est la seule issue, que deviendrez-vous hors de ma demeure ?
Que deviendrez-vous hors de ma demeure, hors de ce navire où l’écoulement des heures prend son plein sens, comme sur l’étrave luisante, l’écoulement de la mer. L’écoulement de la mer qui ne fait pas de bruit mais qui porte les iles. L’écoulement de la mer...
Venez à moi, vous à qui l’action, qui ne mène à rien, fut amère.
Venez à moi, vous à qui la pensée, qui ne mène qu’aux lois, fut amère.
Car je suis celui qui accueille. Je portais les péchés du monde. J’ai porté son Mal. J’ai porté vos détresses de bêtes qui perdent leurs petits et vos maladies incurables,et vous en étiez soulagés.
Mais ton mal, ô mon peuple d’aujourd’hui, est une misère plus haute et plus irréparable, et pourtant je le porterai comme les autres. Je porterai les chaines plus lourdes de l’esprit.
Je suis celui qui porte les fardeaux du monde.
Vous serez des enfants qui jouent.
Vos efforts vains de chaque jour, qui vous épuisent, venez à moi, je leur donnerai un sens, ils bâtiront dans votre coeur, j’en ferai une chose humaine... J’en ferai une chose humaine.
De vos amours, sèches, cruelles et désespérées, amants d’aujourd’hui, venez à moi, j’en ferai une chose humaine.
De votre hâte vers la chair, de votre retour triste, venez à moi, j’en ferai une chose humaine...
Je suis le seul qui puisse rendre l’homme à lui même ... car je suis celui qui s’est émerveillé de l’ homme.


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Fin de "Terre des Hommes"

Quelle mystérieuse ascension ! 

D’une lave en fusion, d’une pâte d’étoile, d’une cellule vivante germée par miracle nous sommes issus, et, peu à peu, nous nous sommes élevés jusqu’à écrire des cantates et à peser des voies lactées.

La mère n’avait point seulement transmis la vie elle avait, à ses fils, enseigné un langage, elle leur avait confié le bagage si lentement accumulé au cours des siècles, le patrimoine spirituel qu’elle avait elle-même reçu en dépôt, ce petit lot de traditions, de concepts et de mythes qui constitue toute la différence qui sépare Newton ou Shakespeare de la brute des cavernes.
Ce que nous sentons quand nous avons faim, de cette faim qui poussait les soldats d’Espagne sous le tir vers la leçon de
botanique, qui poussa Mermoz vers l’Atlantique Sud, qui pousse l’autre vers son poème, c’est que la genèse n’est point achevée et qu’il nous faut prendre conscience de nous-mêmes et de l’univers.
Il nous faut, dans la nuit, lancer des passerelles. Seuls l’ignorent ceux qui font leur sagesse d’une indifférence qu’ils croient égoïste ; mais tout dément cette sagesse-là ! Camarades, mes camarades, je vous prends à témoin : quand nous sommes-nous sentis heureux ?

Et voici que je me souviens, dans la dernière page de ce livre, de ces bureaucrates vieillis qui nous servirent de cortège, à l’aube du premier courrier, quand nous nous préparions à muer en hommes, ayant eu la chance d’être désignés. Ils étaient pourtant semblables à nous, mais ne connaissaient point qu’ils avaient
faim.
Il en est trop qu’on laisse dormir.
Il y a quelques années, au cours d’un long voyage en chemin de fer, j’ai voulu visiter la patrie en marche où je m’enfermais pour trois jours, prisonnier pour trois jours de ce bruit de galets roulés par la mer, et je me suis levé. J’ai traversé vers une heure du matin le train dans toute sa longueur. Les sleepings étaient vides.

Les voitures de première étaient vides. Mais les voitures de troisième abritaient des centaines d’ouvriers polonais congédiés de France et qui regagnaient leur Pologne. Et je remontais les couloirs en enjambant des corps. Je m’arrêtai pour regarder.
Debout sous les veilleuses, j’apercevais dans ce wagon sans divisions, et qui ressemblait à une chambrée, qui sentait la
caserne ou le commissariat, toute une population confuse et barattée par les mouvements du rapide. Tout un peuple enfoncé dans les mauvais songes et qui regagnait sa misère. De grosses têtes rasées roulaient sur le bois des banquettes. Hommes, femmes, enfants, tous se retournaient de droite à gauche, comme attaqués par tous ces bruits, toutes ces secousses qui les menaçaient dans leur oubli. Ils n’avaient point trouvé l’hospitalité d’un bon sommeil.

Et voici qu’ils me semblaient avoir à demi perdu qualité humaine, ballottés d’un bout de l’Europe à l’autre par les courants économiques, arrachés à la petite maison du Nord, au minuscule jardin, aux trois pots de géranium que j’avais remarqués autrefois à la fenêtre des mineurs polonais. Ils n’avaient rassemblé que les ustensiles de cuisine, les couvertures et les rideaux, dans des paquets mal ficelés et crevés de hernies. Mais tout ce qu’ils avaient caressé ou charmé, tout ce qu’ils avaient réussi à apprivoiser en quatre ou cinq années de séjour en France, le chat, le chien et le géranium, ils avaient dû les sacrifier et ils n’emportaient avec eux que ces batteries de cuisine.

Un enfant tétait une mère si lasse qu’elle paraissait endormie. La vie se transmettait dans l’absurde et le désordre de ce voyage. Je regardai le père. Un crâne pesant et nu comme une pierre. Un corps plié dans l’inconfortable sommeil, emprisonné dans les vêtements de travail, fait de bosses et de creux. L’homme était pareil à un tas de glaise. Ainsi, la nuit, des épaves qui n’ont plus de forme, pèsent sur les bancs des halles. Et je pensai le problème ne réside point dans cette misère, dans cette saleté, ni dans cette laideur. 

Mais ce même homme et cette même femme se sont connus un jour et l’homme a souri sans doute à la femme : il lui a,
sans doute, après le travail, apporté des fleurs. Timide et gauche, il tremblait peut-être de se voir dédaigné. Mais la femme, par coquetterie naturelle, la femme sûre de sa grâce se plaisait peut être à l’inquiéter. Et l’autre qui n’est plus aujourd’hui qu’une machine à piocher ou à cogner, éprouvait ainsi dans son coeur l’angoisse délicieuse. 

Le mystère, c’est qu ils soient devenus ces paquets de glaise. Dans quel moule terrible ont-ils passé,  marqués par lui comme par une machine à emboutir ? Un animal vieilli conserve sa grâce. Pourquoi cette belle argile humaine est-elle abîmée ?
Et je poursuivis mon voyage parmi ce peuple dont le sommeil était trouble comme un mauvais lieu. Il flottait un bruit vague fait de ronflements rauques, de plaintes obscures, du raclement des godillots de ceux qui, brisés d’un côté, essayaient l’autre. Et toujours en sourdine cet intarissable accompagnement de galets retournés par la mer.

Je m’assis en face d’un couple. Entre l’homme et la femme, l’enfant, tant bien que mal, avait fait son creux, et il dormait. Mais il se retourna dans le sommeil, et son visage m’apparut sous la veilleuse. Ah ! quel adorable visage ! Il était né de ce couple-là une sorte de fruit doré. Il était né de ces lourdes hardes cette réussite de charme et de grâce. Je me penchai sur ce front lisse, sur cette douce moue des lèvres, et je me dis voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de la vie.
Les petits princes des légendes n’étaient point différents de lui protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ! Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. 

Mais il n’est point de jardinier pour les hommes.

Mozart enfant sera marqué comme les autres par la machine à emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans la puanteur des cafés-concerts. Mozart est condamné.
Et je regagnai mon wagon. Je me disais ces gens ne souffrent guère de leur sort. Et ce n’est point la charité ici qui me
tourmente. Il ne s’agit point de s’attendrir sur une plaie éternellement rouverte. Ceux qui la portent ne la sentent pas.
C’est quelque chose comme l’espèce humaine et non l’individu qui est blessé ici, qui est lésé. Je ne crois guère à la pitié. 

Ce qui me tourmente, c’est le point de vue du jardinier. Ce qui me tourmente, ce n’est point cette misère, dans laquelle, après tout, on s’installe aussi bien que dans la paresse. Des générations d’Orientaux vivent dans la crasse et s’y plaisent. Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point. Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. 
C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné.

Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme.

FIN

Dessin de Hugo Pratt


Le Petit Prince


"Et maintenant, bien sûr, ça fait six ans déjà... Je n’ai jamais encore raconté cette histoire. Les camarades qui m’ont revu ont été bien contents de me revoir vivant. J’étais triste mais je leur disais : « C’est la fatigue... »
Maintenant je me suis un peu consolé. C’est à dire... pas tout à fait. Mais je sais bien qu’il est revenu à sa planète, car, au lever du jour, je n’ai pas retrouvé son corps. Ce n’était pas un corps tellement lourd... Et j’aime la nuit écouter les étoiles. C’est comme cinq cent millions de grelots...
Mais voilà qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire. La muselière que j’ai dessinée pour le petit prince, j’ai oublié d’y ajouter la courroie de cuir ! Il n’aura jamais pu l’attacher au mouton. Alors je me demande : « Que s’est-il passé sur sa planète ? Peut-être bien que le mouton a mangé la fleur... »
Tantôt je me dis : « Sûrement non ! Le petit prince enferme sa fleur toutes les nuits sous son globe de verre, et il surveille bien son mouton... » Alors je suis heureux. Et toutes les étoiles rient doucement.
Tantôt je me dis : « On est distrait une fois ou l’autre, et ça suffit ! Il a oublié, un soir, le globe de verre, ou bien le mouton est sorti sans bruit pendant la nuit... » Alors les grelots se changent tous en larmes ! ...
C’est là un bien grand mystère. Pour vous qui aimez aussi le petit prince, comme pour moi, rien de l’univers n’est semblable si quelque part, on ne sait où, un mouton que nous ne connaissons pas a, oui ou non, mangé une rose...
Regardez le ciel. Demandez-vous : « Le mouton oui ou non a-t-il mangé la fleur ? » Et vous verrez comme tout change...
Et aucune grande personne ne comprendra jamais que ça a tellement d’importance !"


Ça c’est, pour moi, le plus beau et le plus triste paysage du monde. C’est le même paysage que celui de la page précédente, mais je l’ai dessiné une fois encore pour bien vous le montrer. C’est ici que le petit prince a apparu sur terre, puis disparu.
Regardez attentivement ce paysage afin d’être sûrs de le reconnaître, si vous voyagez un jour en Afrique, dans le désert. Et, s’il vous arrive de passer par là, je vous en supplie, ne vous pressez pas, attendez un peu juste sous l’étoile ! Si alors un enfant vient à vous, s’il rit, s’il a des cheveux d’or, s’il ne répond pas quand on l’interroge, vous devinerez bien qui il est. Alors soyez gentils ! Ne me laissez pas tellement triste : écrivez-moi vite qu’il est revenu...



Je suis la source de toute vie. Je suis la marée qui entre en vous et vous anime et se retire. Je suis le mal qui entre en vous et vous déchire et se retire. Je suis l’amour qui entre en vous et dure pour l’éternité.