2022/10/16

Appendice 2: Gaspard des Montagnes

 


Gaspard des Montagnes est un roman d'Henri Pourrat, écrivain Auvergnat qui aurait pu en apprendre à Marcel Proust où André Breton sur la façon d'écrire !




extrait:


"Mais les jours allongeaient. L’herbe poussait autour des puits-fontaines. Les nuits, on était long à s’endormir. Par les fentes arrivait le miel des cerisiers en fleur dont les files bordent les prés nouveaux de doucette et d’oseille sauvage. Un vent tiède réveillait les arbres encore nus dans les boqueteaux des tournants. C’était le mois d’avril où le coucou chante à fil… Puis la fête de la Croix pour laquelle on lâche les vaches ; et jusqu’à la Croix de septembre on mange un morceau de pain à quatre heures parce qu’on est dans la saison du gros travail.

Anne-Marie changea. Au fond de ce moulin elle avait retrouvé sa petite vie paysanne de Chenerailles, et plus proche de ce vieux temps, elle était plus proche de Gaspard.

La séparation faisait qu’elle l’imaginait comme là-bas sur le pâturage, l’oeil tout riant, la face toute claire, et tout porté de bonne volonté. Elle revoyait le cousin, le frère des anciens jours au grand soleil de la campagne. Cet élan, et ce don, ce coeur. L’ami alors de moitié dans sa vie…

Elle n’irait plus autour des fontaines cueillir pour son mois de Marie les aimez-moi que sa mère appelait les yeux de la Vierge. Quelqu’un la cherchait, la criait : elle continuait sa cueillette, la poitrine pleine de joie, attendant une minute avant de répondre. Mais il savait bien la trouver. Il arrivait, elle voyait sa face couleur de flamme; et ses yeux bruns qui, pour mieux lui parler, attrapaient du soleil.

Durant ces nuits de mai, elle ne savait plus que cet ami de jadis. Ni mauvais dires, ni rien du monde ne pouvait aller contre cela qui roulait en son sang : cette amitié où ils étaient tous deux. Et pour qu’une telle tendresse lui vînt, avec ces larmes, de cette nuit dehors, toute de menus bruits, de souffles, d’odeurs vertes, ah, il fallait bien que là-bas il songeât à elle comme elle songeait à lui.

Elle se troublait. Alors, elle s’efforçait de penser aux Escures. Mais c’était Jeuselou et Marguerite qu’elle revoyait comme tantôt, s’entreriant pour un instant sur le pas de la porte. Ceux-là se marieraient. Ils seraient ceux qui dorment l’un près de l’autre et se retrouvent ensemble au matin, quand on devine que devant les montagnes bleues commence une journée de bonheur. Heureux ceux qui sont ainsi mari et femme, de pensée et de fait, car c’est la vraie vie à trouver dans ce monde.

Un peu de vent tiédi s’éloigne ; les branches remuent jusqu’au fond des bois, et ceux qui s’entr’aiment dorment doucement.

(…)

Vivre d’accord avec soi. Quand on est honnête, on doit en porter la peine. Au bout du compte, c’est simple de faire son salut : c’est simple d’être dans son chemin à chaque heure de sa vie. D’ailleurs il faudra toujours mourir. Pourquoi ne pas vivre le coeur net et pur de péché, toujours !

(…)

Avons-nous été établis de Dieu pour juger et pour tuer ? Ceux même qui nous apportent la souffrance et la peine travaillent peut-être pour notre bien. Le malheur de mon petit Henri, Dieu a pu le vouloir, qui voit mieux que nous. Nous voyons le bien et le mal ; mais notre bien et notre mal, notre heur et notre malheur vrais, les voyons-nous ?

(…)

Anne-Marie avançait pensivement, sous les sorbiers sans feuilles. Les peines et tout, qu’importe, pourvu qu’on se voie dans son chemin. Aller droit, suivant ce grand voeu. Et l’on pourra aider celui qu’on fit souffrir. Le péché, elle sentait, à n’en pas douter, qu’il lui aurait été impossible d’y vivre. Impossible.

Elle changeait le coeur des gens. C’était vrai, aux Escures tout sentait les grandes moeurs. Il était des choses qu’on aurait pu ni faire ni penser devant elle.

(...)

Peut-être aurait passé le temps où le (Gaspard) tenait quelque démon. Un joli son de musette. Personne ne peut savoir ce que c’est, s’il n’a vécu cela. Les matins, seul, au bois, la mousse gelée qui crie sous le soulier, ce vieux goût humide et ce ciel chagrin entre les branches… On se dit : la vie, quelle dégoûtation ! On parle à sa hache, à ses outils, comme les soldats, dans les durs moments, parlent à leurs armes.

Tout ce qu’il avait su, dans cet orage noir, ç’avait été se taire, attendre et ne jamais lâcher. Il peut arriver n’importe quoi à un homme : la seule honte, c’est de perdre coeur.

Ses yeux rencontrèrent les yeux couleur de noisette. Nulle autre n’avait, comme Anne-Marie, ce regard à la lumière de l’âme. Et ce n’est pas vrai qu’il n’y a rien, puisqu’on peut ainsi sentir une âme.

On veut vivre, se disait Gaspard, mais avec son coeur d’homme. Il ne s’agit donc pas de bonheur ni de malheur, quand on est bâti d’une certaine façon. On rechercherait bien le malheur même. On s’arracherait bien les yeux pour les donner à une Anne-Marie.

Là-bas, dans la pâleur du lointain, s’enfonce le pays des monts bleus et cornus. Le Chignore, avec ses deux pointes, les autres, en chaîne, avec leurs cols, leurs terrasses, leurs cimes d’où quelque brouillard cueilli par le vent s’enlève encore, va gagner l’air libre… Les chemins secs où courent la lumière et la bise se sont ouverts ainsi que pour un grand départ. Une amitié, dans le matin sur la montagne, a changé l’air comme ferait une chanson. Le bonheur, le malheur, n’importe. Ce n’est pas tellement vers la joie, vers la peine, qu’on a choisi d’aller. On a choisi d’aller vers autre chose.

(...)

Elle allait redemander à Gaspard de ne pas l’abandonner au milieu des difficultés. Mais ils avaient tous deux le sentiment que la conversation avait tourné autour de quelque chose qu’ils n’avaient pas besoin de dire. Cette gêne cédait, et cet étouffement qui le prenait dans le voisinage d’Anne-Marie. Une force lui revenait, une sorte de soulèvement profond. Thiers, les courses, tout cela était soudain loin de lui et sans vie, comme si ces derniers temps il avait seulement vécu à côté de soi. Mais maintenant il vivrait, il ferait. Robert et les autres, il n’aurait pas besoin des messieurs Chargnat pour en venir à bout.

Il se sentait fort de tout le peuple de la campagne, de ceux qui mangent et qui dorment près de la terre, qui ont affaire en plein air à la roche, aux sapins, au foin qu’on fauche, au pain qu’on fait pousser.

Anne-Marie s’arrêta dans le biseau de brume dorée qui tombait de la porte. Sous sa mante de bergère, sa figure claire ourlée d’argent à contre-jour, debout, devant ce lointain de bois et de montagnes, elle semblait la reine de tous ceux-là qui la verraient. Les mots qu’on n’avait pas dits s’envolaient vers le soleil."