Dans la grande lignée des Hommes de Bien, d'Etienne de la Boétie à Henri Georges, contemporain de Georges Darien, Lermina ne fut pas seulement un auteur de roman hors pair mais un penseur qui a déchiffré les racines du mal inhérent à l'humanité et qui a expliqué in extenso l'attitude à adopter pour s'affranchir du fardeau de millénaires de préjugés morbides.
Lermina a osé écrire la suite du Comte de Monte-Christo, cette oeuvre magnifique d'Alexandre Dumas, et cette suite, le fils de Monte-Christo égale en originalité et en puissance l'oeuvre du maitre. Mais, ce que nous avons à retenir de lui sont ici ses oeuvres 'sociales' dont A Messieurs les propriétaires ... Plus de loyers est la pratique et L'ABC du Libertaire la théorie.
extraits (février 1906):
L’A. B. C. du Libertaire
Mon jeune Camarade, tu m’as demandé, non sans quelque intention ironique, de t’expliquer ce qu’est, ou plutôt ce que doit être un libertaire ; te sachant de bonne volonté, quoiqu’avec une tendance atavique à railler ce que tu n’as pas encore compris, je vais tenter de satisfaire ta curiosité. Seulement garde toi de croire que je me pose, vis à vis de loi, en docteur ou en prophète ; et, dès le premier moment, prépare-toi non à accepter mes affirmations comme des dogmes contre lesquels rien ne prévaut, mais au contraire à les discuter, à les passer au crible de ta propre raison et à ne les admettre comme vérités que lorsque tu te seras convaincu, par tes propres lumières, qu’elles ont droit à ce titre.
Il n’est d’éducation sérieuse et profonde
que celle qu’on se donne à soi-même. Chacun doit être son propre maître et la
mission de ceux qui croient savoir est non pas d’imposer leurs opinions, mais
de proposer à autrui, avec arguments raisonnés, les idées-germes qui doivent
fructifier dans son propre cerveau. Tout d’abord, remarque ceci : toutes les
fois qu’un homme parle de bonheur universel, de bien-être général, de.joie
mondiale et de paix terrestre, un cri s’élève contre lui, fait de colère et de
mépris.
D’où vient cet importun, ce fou, qui croit à la possibilité du bonheur ! A quel titre se permet-il de réprouver la lutte féroce des hommes les uns contre les autres ? Le bien est une utopie, il n’est de réalité que le mal et le devoir de tout être raisonnable est d’aggraver le mal en livrant tous les biens terrestres à la concurrence, à la bataille, et en appelant à son aide la brutalité et la mort. Non seulement celui qui veut l’humanité heureuse est taxé de folie, mais bien vile on le qualifie de criminel, d’être essentiellement dangereux, on le poursuit, on le traque et, si l’on peut, on le tue.
Donc, mon jeune Camarade, commence par
t’interroger, demande-toi si tu te sens prêt à subir toutes les avanies, toutes
les persécutions, sans to décourager et sans reculer. Sache bien que pour
vouloir le bonheur d’autrui, tu seras traité en ennemi, en paria, tu seras mis
au ban de toutes les civilisations, lu seras chassé de frontière en frontière
jusqu’au moment où des exaspérés t’abattront comme bêle puante.
Si au contraire tu suis les errements ordinaires, si, t’emparant de toutes les- arrhes matérielles et immorales que la civilisation a forgées, tu le jettes résolument dans la vie dite normale, si tu essaies d’écraser les autres pour te faire un piédestal de leurs corps, si tu parviens à ruiner, à affamer le plus d’êtres humains possibles pour te constituer de leurs dépouilles une fortune opulente, si tu prends pour objectif glorieux la guerre des hommes contre les hommes, s' tu rêves victoire, gloire et domination, si tu rejettes tout scrupule, tout enseignement de conscience, si lu pars de ce principe : « Chacun pour soi ! » et que tu le développes jusqu’à parfaites conclusions... Alors tu deviendras riche — en face de la misère des autres — puissant par l’abaissement et l’humiliation de tes congénères, lu jouiras de leurs souffrances et vivras de leur mort, tu collectionneras les titres, les privilèges, tu te chamarreras de décorations et les complices te feront de splendides funérailles...
Seulement tu seras un égoïste, un méchant, un véritable criminel... Justement, le contraire de ce qu’est et ce que doit être un libertaire.
Car le libertaire est un juste,
c’est-à-dire un homme qui est au-dessus et en dehors de la Société, qui ne se
paie pas des mots mensongers d’honneur et de vertu, banalités qu’inventèrent
les civilisés pour dissimuler leurs lares et leurs vices, qui renie tous les
faux enseignements des philosophes menteurs et des théoriciens hypocrites, qui
n’accepte aucun compromis, aucun marché, aucune concession, qui en un mot veut
la justice, la seule justice, pour lui-même et pour tous, contre tous et contre
lui-même. Défie-toi de toi-même, Camarade.
Voici pourquoi. Tu es venu sur cette terre
avec les instincts de l’animalité dont tu procèdes ; tu descends d’êtres
brutaux, ignorants, violents et ton atavisme est fait de brutalité. Chez ceux
qui se croient les meilleurs, le fond est mauvais, d’abord parce que l’homme
est un
Mais aie toujours présente à la pensée celte vérité (pie nul ne peut être complètement heureux tant qu’il existe un sent être malheureux. C’est l’un de ces préceptes qui provoquent les haussements d’épaules des philosophes sociaux; il semble que le bonheur individuel suffise à satis faire toutes les aspirations humaines. Meurent les autres, pourvu que je vive. Le raisonnement est à la fois inique et absurde. Le malheur des uns constitue toujours un danger et, une menace pour les autres ; une situation déséquilibrée est génératrice de réaction et l’être le plus profondément, le plus insolemment égoïste doit compter avec les revanches possibles et les retours offensifs des déshérités.
D’où une perpétuelle inquiétude, une sensation d’instabilité qui gâte la jouissance... Sans parler du sentiment de compassion dont on cherche à se défendre par la charité mais qui subsiste au fond des consciences les plus fermées en apparence aux émotions généreuses. En réalité, dans l’état social actuel, nul ne peut en parfaite sincérité, se tenir pour sûr du lendemain ; la lutte quotidienne produit de terribles jeux de bascule et les plus hauts placés sont à la merci des chutes les plus profondes. Le libertaire veut un état social où l’envie, la jalousie, les pensées de reprise n’aient plus de place, c’est-à-dire où tous, vivant dans la plénitude de leur liberté, dans l’épanouissement total de leurs facultés, dans la satisfaction intégrale de leurs besoins, n’aient plus à se disputer les uns aux autres les moyens de vivre.
Ne t’arrête ni à l’autorité de la
tradition ni à la prétendue valeur d’un mot ou d’un nom. Prends le dogme et regarde-le
de près ; et toujours tu le verras s’amoindrir, s’effriter comme une pelotte de
neige que pressent les doigts d’un enfant.
…
L’égalité existe entre les hommes, au
point de départ, c’est-à-dire que tous les hommes viennent sur la terre avec la
volonté de vivre, avec des besoins matériels et moraux qui sont égaux en principe
: l’homme qui a faim est l’égal de l’homme qui a faim. Les nécessités
primordiales de l’existence sont les mêmes, et il y a égalité parfaite et
complète dans cette formule indiscutable : — Tous les hommes, sans exception,
ont la volonté et le droit de satisfaire leurs besoins et d’utiliser leurs
facultés, physiques et morales. La mesure individuelle de ces besoins et de ces
facultés est accessoire.
Le fait mathématique, la volonté et le droit de vivre, est égal pour tous. En cela et en cela seul consiste vraiment l’égalité, et c’est elle qui doit être respectée par l’exercice, appartenant à tous, de ce droit de vivre.
Ici, Camarade, tu trouves sous tes pieds un terrain solide : fils de la nature, tu as comme tous tes congénères, ni plus ni moins, mais autant qu’eux le droit de vivre et ce droit nul ne peut t’empêcher — ni empêcher autrui — de l’exercer. Or d’où peuvent te venir les moyens de vivre, sinon de la terre. Donc la terre est à toi, comme à tous tes semblables.
La faculté de l’exploiter et d’en tirer
subsistance est inhérente à ton être, et, nul n’a droit de la supprimer. Donc
quiconque s’approprie une partie de cet instrument collectif de travail qu’est
la terre com met un acte contraire au principe humain, donc la propriété,
c’est-à-dire la mainmise de qui que ce soit sur une portion de terre, est un
vol commis au préjudice de la collectivité. Et voici que la propriété —
sacro-sainte — t’apparait avec son véritable caractère d’accaparement et de
spoliation, voici que ce dogme intangible se révèle en son évidence de
brutalité et de crime antisocial.
La terre est l’instrument de travail — c’est-à-dire de vie — de tous les hommes. Quiconque se l’approprie vole l’humanité, et quand il prétend donner à ce vol la sanction de la perpétuité, il commet un acte à la fois si illogique et si monstrueux qu’on s’étonne à bon droit qu’il ait pu être per pétré. Mais pour autoriser, pour éterniser cette iniquité, la Société, depuis des siècles, a créé celte autre iniquité, l’autorité, c’est-à-dire l’appel à la force contre le droit, le recours à la violence contre les justes revendications.
En s’appuyant sur l’idée de Dieu, créateur
et propriétaire universel elle a imaginé, par un habile procédé d’escroquerie,
la concession faite par cette puissance mystérieuse au profit de quelques-uns
de la terre divisée en parcelles, et, de cette injustice première, toutes les
injustices ont découlé. Donc, Camarade, nie la propriété du sol comme tu as nié
Dieu, comme tu vas nier tout à l’heure__ toutes les fantaisies criminelles et
persécutrices dont la propriété est la source.
Par la propriété, la liberté a disparu, depuis le droit d’aller et de venir arrêté par des murs et des barrières que défendent des gendarmes et des magistrats, jusqu’à la liberté du travail, le propriétaire étant maître de laisser ses terres en friche et de refuser à quiconque la faculté d’en extraire les éléments nécessaires à l’existence. La propriété n’est pas seulement le vol, elle est le meurtre, car c’est d’elle que procède l’exploitation de l’homme par l’homme, le droit mensonger du possédant à ne concéder le droit au travail qu’à son profit, en échange d’un salaire dérisoire ; elle est la créatrice du prolétariat, la faiseuse de misère, la manifestation atroce et cruelle de l’égoïsme, de l’avidité et du vice, elle est la grande tueuse d’hommes.
La propriété est le meurtre, car c’est en
vertu de ce droit prétendu, appuyé uniquement sur la spoliation, sur la
conquête et par conséquent sur la force, que des groupes d’hommes se sont déclarés
seuls jouisseurs d’une portion plus ou moins vaste du sol, s’en sont prétendus
les maîtres absolus, élevant entre leurs territoires respectifs des barrières
sous le nom de frontières, et ont créé chez ces groupes, décorés du nom de
nations, des sentiments de haine, de rivalité qui se traduisent perpétuellement
par les pires violences, assassinats en nombre, incendies, viols et autres manifestations
de la bestialité humaine.
C’est le mensonge : car, alors qu’il est
inscrit dans les constitutions particularistes que nous subissons que le droit
de propriété est sacré et que nul n’en peut être privé, des millions d’hommes
sont dépouillés de leur droit à la terre, au profit des élus propriétaires.
La propriété est l’expression de l’égoïsme
à sa plus haute puissance : c’est l’usurpation brutale du bien de tous, de la
terre qui appartient h la collectivité et sous aucun prétexte légitime ne peut
être féodalisée au profit de quelques-uns. C’est d’elle que naissent toutes les
injustices, tous les crimes, tous les forfaits dont l’histoire s’ensanglanté...
Elle se perpétue par l’héritage qui n’est que la continuation dans le temps
d’une première iniquité commise.
La propriété a double forme, elle s’impose
encore sous le nom de capital, et le capital est comme la propriété le vol, le
meurtre et l’injustice. La terre appartenant à l'humanité toute entière, à la
collectivité, aussi à l’humanité et à la collectivité appartiennent ses
produits. C’est l’humanité, la collectivité qui mettent en valeur l’instrument
terrestre que nous tenons de la nature, et le produit du travail nécessaire, général
et collectif, appartient à tous les hommes, sans individualisation possible.
Sur les ressources — richesses de toute nature — que fait jaillir du sol le
travail humain, tous les hommes ont un droit équivalent, pour la satisfaction
aussi complète que possible de leurs besoins matériels et moraux. Tu auras
beaucoup entendu parler, mon Cama rade, de la prise au tas et de bon' bourgeois
se seront esclaffés devant celte expression quelque peu vulgaire.
Il faut que le tas — collectif — des
richesses produites soit assez considérable pour que tous y trouvent leur part
légitime. Or que se passe-t-il aujourd’hui ? Des gens, s’appuyant sur ce droit
de propriété et sur la constitution illégitime d’un capital, amassent pour eux
— des tas — dans lesquels ils puisent au gré de leurs caprices, tandis que des
millions d’hommes sont dénués, de tout. Us sont entourés d’une horde de
parasites qui repoussent, à coups de lois et à coups de fusil, ceux qui,
mourant de faim, font mine de toucher à ces provendes monstrueuses.
Ces capitalistes s’arrogent le droit de
laisser pourrir des denrées — c’est leur pouvoir absolu — alors que des
centaines d’hommes en vivraient ; ils sont les rois, ils sont les maîtres, leur
caprice est souverain, ils peuvent, quand ils le veulent, à l’heure choisie par
eux, déchaîner la misère et la famine sur la collectivité. Ce sont des
propriétaires qui, de par des coutumes admises appuyées sur la force, décident
de la vie ou de la mort des masses prolétariennes. On a voulu nier que ce
fussent les capitalistes et eux seuls qui déchaînent la guerre : quel intérêt eût
le peuple allemand h la guerre de 1870 ?
La victoire a augmenté ce qu’on appelle
les forces industrielles du pays, c’est-à-dire que se sont constitués un plus
grand nombre de groupes capitalistes, fondant d’immenses ateliers, des docks,
des usines où les matières nécessaires à la vie, pour ne parler que de
celles-là, sont l’objet do tripotages commerciaux qui en décuplent le prix et
en rendent l’usage impossible aux prolétaires, parce que l’usinier, le grand
industriel, loin de travailler pour la collectivité, ne songe qu’à s’enrichir lui-même
—lui et ses actionnaires — au détriment des consommateurs, c’est-à-dire de la
grande masse. Ces entreprises, nous dit-on, fournissent du travail à des
millions d’ouvriers : c’est réel, seulement ce travail môme auquel on est forcé
d’avoir recours donne lieu à une rémunération calculée si avarement que
l’ouvrier y trouve à peine de quoi ne pas mourir. Que lui importe la prospérité
d’un pays qui. ne se traduit que par des pauvre, misérable et sacrifié ?
Qu’il se révolte, qu’il s’empare des matières premières, des usines, qu’il les emploie au bénéfice de la collectivité, c’est la justice. Mais la propriété, mais le capital ont de longue date pris leurs précautions. Donnant au groupement des propriétés le nom de patrie, ils ont su inspirer à la foule une sorte de religieuse passion pour une entité invisible qu’ils abritent sous un symbole ridicule, le drapeau. Le troupeau humain, bête et sentimental, abruti depuis des siècles par l’idée de providence et de droits acquis, s’est laissé prendre à cette fantasmagorie de mensonges, et il admire les armées brillantes, bruyantes, violentes, qui ont pour mission de défendre les propriétés et les capitaux des accapareurs contre d’autres accapareurs non moins déshonnêtes qu’eux-mêmes.
On invoque pour justifier l’idée de patrie
et l’existence des armées la nécessité de la défense légitime : le raisonnement
serait juste si les masses prolétariennes étaient appelées au service militaire
pour défendre un bien-être acquis et satis faisant. Mais en est-il ainsi ? Que
telle nation en écrase une autre, le régime propriétaire et capitaliste en
sera-t-il modifié, et la collectivité recouvrera-t-elle ses droits confisqués
par les individus ? Point.
Victorieuse ou vaincue, toute nation reste soumise au joug de l’exploitation capitaliste, et les arcs de triomphe qu’élèvent les satisfaits ne sont pour la masse que les portes de l’enfer capitaliste. Seule, la guerre sociale est juste. Comprends bien, Camarade, je dis sociale — et non civile — parce que la lutte de la justice contre l’iniquité ne se renferme pas dans les limites d’un territoire défini : les exploités du capital — à quelque nation qu’ils appartiennent — sont les adversaires des capitalistes de toutes les nations, sans exception.
La guerre qui a pour but la propriété
d’une ville, d’une province, d’un royaume est inique ; est juste la guerre qui
a pour but l’abolition des privilèges, des exploitations et des spéculations,
la reprise de la terre et de ses produits pour la collectivité. Des alliances
peuvent et doivent être conclues entre les exploités de tous les pays — sans
souci du nom géographique dont on les affuble — pour jeter bas l’immense et
formidable Bastille qui, sous des milliers de formes diverses, symbolise la
puissance propriétaire ; la patrie du travailleur est partout où le droit
règne, elle n’est pas là où l’iniquité est toute-puissante. Il ne s’agit plus
ici d’un territoire quelconque ; la patrie a une signification plus haute et
profondément humaine.
Car la patrie de l’homme, c’est la terre
toute entière et elle sera digne de ce titre, c’est-à-dire paternelle à tous,
quand, à la suite d’efforts dont le succès ne rentre pas, quoi qu’on en ait
dit, dans' le domaine des utopies, la terre toute entière sera régie par la
justice.
"On te dira encore, Camarade, que tel pays est plus digne que tel autre d’être défendu parce que déjà on y a conquis de vaines libertés politiques qui sont des instruments de progrès, ne te laisse pas troubler par les grands mots. De par l’organisation propriétaire et capitaliste, les libertés sont employées contre la masse comme outil d’asservissement, et l’habileté des maîtres est telle qu’ils savent défigurer les' choses et les mots pour leur attribuer une signification favorable uniquement à leurs intérêts. Le suffrage universel ! Est-ce que tu peux lui proposer le seul problème dont la solution te touche, la reprise de la propriété et l’abolition du capitalisme ?
Défie-toi de tous ces vocables ronflants :
syndicalisme, retraites ouvrières, fixation des heures de travail. En tout cela,
il n’y a que des palliatifs, destinés à laisser subsister la grande iniquité sociale.
Syndicats — groupements des ouvriers qui dé fendent leurs intérêts contre les
patrons— pour quoi des patrons ? Pourquoi des parasites ? Un seul syndicat, la
collectivité travailleuse par elle-même et pour elle-même. Les retraites
ouvrières ! C’est l’os qu’on jette aux travailleurs pour que, satisfaits de ne
plus mourir d’épuisement et de misère, ils acceptent de, pendant toute leur
vie, rester à l’état d’esclaves attachés à la glèbe industrielle. Pas de
retraites, mais la répartition équitable et légitime de toutes les ressources
terrestres entre ceux qui les produisent.
Peut-être, Camarade, qui veux travailler
au pro grès, es-tu surpris de cette franchise. Tu dis que ce qui est acquis est
acquis, et que la diminution de souffrance n’est pas à dédaigner. D’accord,
mais n’oublie pas que le libertaire conscient a une mission plus large; assez
d’autres opportunistes, qui ont intérêt à la perpétuation de l’état social
actuel, sont tout prêts à servir inconsciemment de complices à la malice des ‘politicailleurs’.
Tu dois voir de plus haut et plus loin.
…
La propriété crée l’assassinat : te grand indus triel est un dévoreur d’hommes, et il se soucie de leur vie comme de leurs revendications. Dans les hauts-fourneaux, dans les mines, le bétail humain peine et meurt ; et chaque goutte de sueur qui tombe, chaque goutte de sang qui coule est par lui monnayée et entassée dans ses coffres. Elle crée l’assassinat : car à qui lui prend sa vie, le sacrifié rêve de lui prendre la sienne. C’est la propriété, c’est le capital qui ont assassiné le malheureux Watrin, c’est l’égoïsme et la férocité capitalistes qui ont chargé les fusils de Fourmies et de Limoges ; et les soldats tueurs ne sont que les exécuteurs des décrets de mort rendus par le capital.
Supprimer la propriété individuelle, c’est
régénérer l’humanité, c’est rendre impossibles — parce qu’inutiles — toutes les
révoltes dont les manifestations sont qualifiées de crimes : vols et meurtres.
Le jour où, la propriété étant collective, tout sera à tous, pourquoi voler autrui,
puisque c’est se voler -soi-même ? Pourquoi exercer une reprise individuelle
par la violence, meurtre ou assassinat, puisque celte reprise s’exercerait sur
son propre bien ? Pourquoi envier autrui, puisque les ressources individuelles
étant-à la disposition de tous, il suffira de vouloir pour avoir ?
Et n’oublie pas, Camarade, que ces désirs,
ces passions dont l’explosion est au principe de tous les crimes, sont
réellement créés, développés, entretenus par l’état do privation qui résulte
pour la majorité de l’organisation propriétaire de la Société. Suppose que tes
besoins soient légitimement satisfaits, que tu aies — comme on dit — ton
compte, crois-tu que ne diminueraient pas en toi ces appétits, parfois
excessifs, que crée la souffrance de la perpétuelle pénurie ? Celui qui n’a pas
faim, qui ne subit pas l’angoisse quotidienne du lendemain, celui qui est,
entouré, non point de luxe — on y viendrait plus tard — mais du confortable
relatif sans lequel la vie est un supplice, celui-là n’est plus un envieux, ni
un haineux. Il jouit de la vie et est heureux que les autres en jouissent comme
lui,
La propriété crée la dépravation ; ceci
peut te paraître étrange, parce que tu n’as peut-être jamais réfléchi que
l’amour est gangrené jusqu’au fond par le sentiment propriétaire. L’orientation
générale des idées est faussée à ce point que la Société a inventé tout un code
— de lois ou d’usages — en vertu duquel l’être humain n’est plus maître de
lui-même, de son corps, de ses désirs.
L’homme, affolé par le virus propriétaire, en est arrivé à ce degré d’erreur qu’il admet le droit de propriété d’un être sur un autre être, de l’homme sur la femme, de la femme sur l'homme ; et la Société défend l’union de ces deux êtres si n’est intervenu un pacte de vente et d’-achat, qu’elle appelle contrat de mariage. Et de ceux qui l’ont signé, chacun devient le propriétaire de l’autre, avec interdiction sous peine do prison — et même de mort — contre celui qui prétend rester maître de sa personne, de sa chair, de son cœur. En dehors même du mariage, l’amant s’affirme le maître de sa maîtresse et la tue si, lasse de lui, elle entend se donner à un autre ; la maîtresse poignarde ou défigure celui qui l’abandonne.
La Société nouvelle, te dira-t-on, sera
impuissante contre les crimes passionnels. Non, Camarade. Elle les atténuera,
jusqu’au jour où ils disparaîtront tout à fait. Comment ? En proclamant le
principe de la liberté dans l’amour comme dans les autres actes de la vie.
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