Lisez ! Lisez !!
Georges Darien a lu et compris Henri Georges, en 1898, 9 ans seulement après la publication de "Progress and Poverty" qui prouve comme un théorème mathématique que l'origine de la misère réside dans la propriété individuelle.
(je ne sais pas s'il y a une traduction française disponible)
Mais monsieur Darien envisage d'autres vérités essentielles quoiqu'ignorées de tous, notamment la gangrène de l'esprit bourgeois ...
Ce qu'il dit de la France et des Français a une portée universelle d'autant plus forte que la nature perverse des gouvernements quels qu'ils soient s'est révélée en grand depuis le Corona !
Extraits
(en gras, c moi, en italique, c'est l'auteur)
'Kermesse de servitude'
BIRIBI
Je ne l’avais pas adopté
assez vite, cet état d’esprit que les adjudicataires d’habillements militaires
fournissent à trois cent mille hommes, en même temps que leurs vêtements en
mauvais drap et leurs chaussures en cuir factice. Mais il n’est jamais trop tard
pour bien faire. Un mois de plus, je le répète, j’étais dressé, et je faisais
un soldat.
Mon séjour à Vincennes a tout changé.
Je ne suis pas un soldat.
– Vous n’êtes pas un
soldat ! Vous êtes un malheureux !
C’est le colonel, entouré
de tous les officiers du régiment, qui vient de me dire ça en passant une revue
de chambres.
J’avais cru jusqu’ici que
les deux termes : soldat et malheureux, étaient synonymes. Il paraît que non,
car il a ajouté :
– Les soldats, on les
honore. Les malheureux comme vous, on les fait passer par des chemins où il n’y
a pas de pierres.
Là-dessus, tous les
officiers m’ont fait de gros yeux terribles. Je m’y attendais : le colonel avait
l’air furieux. S’il avait eu l’air gai, ces messieurs auraient fait leur bouche
en cul de poule.
J’ai toujours désiré
avoir un colonel qui eût l’habitude de priser. Je suis convaincu que, chaque
fois qu’il aurait sorti sa tabatière, les officiers auraient éternué.
En attendant, je dois passer
incessamment par un chemin où il n’y a pas de pierres. Quel est ce chemin ? Je
l’ignore, mais je sais très bien qu’il ne me conduira pas à Rome, quoi qu’en dise
le proverbe. Les différents chemins que je suis depuis onze mois me mènent
toujours au même endroit : la prison.
Je n’en sors plus, de la
prison ; ou, quand j’en sors, c’est pour attraper bien vite une nouvelle
punition qui m’y réintègre pour un laps de temps déterminé, par le bon plaisir
de qui de droit.
Mon domicile habituel se
compose d’une salle oblongue, privée de jour et dont l’atmosphère est
continuellement viciée par des émanations qui s’échappent d’une espèce
d’armoire mal fermée.
Cette armoire est l’antre
de Jules, Jules, l’inséparable compagnon des prisonniers, l’urne lacrymatoire
des affligés. On le blague bien, ce pauvre Jules, mais comme, au bout du compte,
il est indispensable, on ne lui en veut pas de faire sentir trop
autocratiquement sa présence ; et c’est tout au plus si on lui tire un peu
brutalement les oreilles, le matin, pour le punir d’avoir, pendant la nuit,
abusé de la permission à lui accordée de repousser du goulot.
Mon lit se compose de
quelques planches inclinées et d’un couvre-pieds troué que le brigadier de garde
me passe tous les soirs, couvre-pieds sur lequel les puces livrent aux punaises
des batailles acharnées.
On me fait sortir
plusieurs fois par jour, ainsi que mes camarades, pour nous permettre de nous
livrer à des exercices variés et intelligents.
Nous commençons par la
corvée des latrines ; après quoi nous nettoyons les abreuvoirs. Puis, nous
passons au balayage.
Le balayage est notre
occupation dominante ; nous balayons partout, nous n’oublions rien ; nous nous
montrons impitoyables ; le moindre fétu de paille ne trouve pas grâce devant
nous ; et si, par hasard, un crottin apparaît, nous nous précipitons dessus
comme des dévots sur un morceau de la vraie croix. Aussi, il est certainement
impossible de trouver une cour plus propre que la cour de notre quartier. Une
seule chose m’étonne : c’est que nous ne l’ayons pas encore cirée.
Une existence pareille est
bien indigne, bien vile, bien abrutissante, n’est-ce pas ?
Eh bien ! je la préfère à
la vie que mènent les bons soldats, – ceux qu’on honore, – à la vie qu’on mène
dans ces trois grands corps de bâtiment à cinq étages, vie d’abrutissement
malpropre, de misère monotone.
Non, maintenant, je ne
pourrai plus faire « mes cinq ans » comme les autres, courbant la tête sous les
règlements, respectant les consignes, m’habituant à l’épouvantable banalité des
tableaux de service.
Je ne pourrai plus
exécuter, sans les examiner – les yeux fermés – les ordres absurdes de
brigadiers ou de sous-officiers stupidifiés par le métier imbécile.
Je ne pourrai plus
supporter sans murmurer l’ironie lourde ou la grossièreté bête du langage des officiers,
triste langage qu’ils se transmettent les uns aux autres, au mess ou au cercle,
comme les cabotines de café-concert de bas étage se repassent, dans la
coulisse, leurs gants fanés et leurs bijoux en strass.
La sensation que me fait
éprouver l’état militaire n’est plus une sensation d’ennui, c’est une sensation
de dégoût. Dégoût terrible, continuel, et d’autant plus invincible que je me
suis efforcé de le vaincre.
Oui, j’ai essayé d’en
avoir raison tout d’abord, en revenant d’une permission de quatre jours, que
j’avais passée à Paris, peu de temps après mon arrivée à Vincennes.
J’avais quitté, chez un camarade,
mon pantalon basané et mon shako en cuir bouilli pour reprendre des vêtements de
civil. Et, tout d’un coup, je m’étais senti plus léger, plus dispos, délivré
d’une gêne énorme, les épaules dégagées du manteau de plomb des règlements, – libre.
–
Je m’étais trouvé tout
étonné de pouvoir agir à ma guise, sans nulle contrainte, me demandant presque
si c’était bien vrai, me secouant et regardant en dessous, comme le chien longtemps
enchaîné à qui l’on vient de retirer son collier.
Chose étrange ! en
dépouillant mon uniforme, j’avais dépouillé les tristes idées que j’avais
acquises depuis mon entrée au service et j’avais retrouvé la faculté de penser.
Pour la première fois
depuis plusieurs mois, pendant ces quatre jours, j’ai pensé, j’ai réfléchi,
j’ai raisonné ; je me suis aperçu que j’ai joué cinq ans de ma vie à pile ou
face et que le profil qui reste à découvert me fait une vilaine grimace.
Ah ! je l’avais bien
prévu dès le premier jour, le jour où j’avais signé de si mauvais coeur ma
feuille d’engagement, je l’avais bien prévu, que je ne ferais pas à l’armée,
comme me le demandait mon oncle, l’honneur de mon pays et la gloire de ma famille.
Mais, au moins, j’avais espéré que je pourrais y passer bêtement, mais
tranquillement, les cinq années que je ne pouvais passer ailleurs.
Et maintenant, j’en suis
à me demander s’il n’aurait pas mieux valu faire le soldat imbécile, le numéro
matricule que j’aurais fait si j’étais resté à Nantes, que de venir à Paris
chercher l’aversion de ma profession, la haine de mon
esclavage.
Car, maintenant, c’est
fait. Les résolutions de soumission et d’obéissance que j’ai abandonnées, je
n’ai plus pu les reprendre.
Je les ai laissées où elles
étaient tombées, comme ces loques par trop sordides qu’un chiffonnier expulse
avec dédain de son cachemire d’osier, qu’il remue quelque temps du bout du crochet
et qu’il se décide à lâcher.
Depuis, je suis retourné
bien des fois à Paris. Seulement, comme je n’avais pas complété ma masse, en
débet, et que mon capitaine me refusait systématiquement toute espèce de
permission, je m’abstenais de lui réclamer ses petits carrés de papier et je
partais « en bordée ». Je passais cinq ou six jours à Paris, seul ou presque
seul, ne fréquentant que quelques camarades qui n’avaient pas toujours le temps
de s’occuper de moi. Ma famille, je ne la voyais pas, naturellement. Quant au
reste, je n’avais jamais connu que deux ou trois gamines, belles de la beauté
du diable et bêtes comme des enseignes de modistes, qui s’étaient envolées je
ne savais où.
Pendant des journées,
j’allais par les rues, flânant, me laissant guider par ma fantaisie, buvant
avidement l’air libre. Là seulement je me sentais vivre, et bien des fois, en
pensant aux années de servitude qui m’attendaient encore, l’envie m’est montée
au coeur de terminer une de ces bordées par le suicide. Je revenais pourtant,
ne voulant pas être puni comme déserteur, furieux contre moi au moment de
rentrer au quartier.
Je me reprochais le
triste courage qui me portait à franchir la grille. J’aurais remercié avec
effusion un passant qui, d’une poussée brutale, m’aurait jeté à l’intérieur.
Immédiatement, j’étais
mis en prison ; l’absence illégale, voilà le principal motif de mes punitions.
J’en ai encore quelques- unes pour ivresse. Mon Dieu, oui ! Je me suis piqué le
nez quelquefois…
On me punit aussi assez
souvent pour réponses inconvenantes.
Je suis inconvenant,
c’est vrai, mais ce n’est pas tout à fait de ma faute. C’est une mauvaise
habitude qui m’est venue tout d’un coup, à la suite d’avanies faites de gaîté
de coeur, de vexations idiotes, d’affronts de toutes sortes que longtemps j’avais
avalés sans rien dire.
Un beau jour, j’ai découvert
que ce parti pris d’injures m’avait gonflé le coeur, aigri le caractère, comme
ces gouttes d’eau qui, tombant une à une, commencent par glisser sur la pierre
et finissent par la creuser.
Mon horreur, ou plutôt
mon dégoût de l’état militaire est maintenant si grand que je m’estime fort
heureux de ne plus partager l’existence de ces hommes, mes camarades, que je
vois aller et venir par la chambre, depuis que le colonel est sorti, marchant
sur la pointe du pied, parlant bas, n’osant pas se montrer aux fenêtres, le
grand chef se promenant encore dans la cour du quartier.
Toute la semaine, ils ont
vécu ainsi, courbaturés par la répétition inutile des mêmes manoeuvres et des
mêmes exercices, terrorisés par les dogmes de la religion soldatesque, pliés en
deux sous le respect et la peur que leur inspire la doctrine de l’obéissance
passive.
Véritables bêtes de somme
pour la plupart, loupeurs pour le reste, mal nourris, mal logés, blanchis le
long des murs, dépouillés de toute espèce d’idée, les mêmes expressions et les
mêmes locutions revenant sans cesse dans leur langage imbécile, ils n’ont plus
que deux préoccupations, ils n’éprouvent plus que deux besoins : manger et
dormir.
Et, aujourd’hui, dimanche,
comme ils ont la permission de sortir, ils vont aller traîner leurs sabres dans
les rues, bêtement, deux par deux ou trois par trois, s’entretenant encore –
exclusivement – pendant ces quelques heures de pseudo-liberté, des détails du service,
des commandements, des consignes – esclaves si bien faits à leur servitude
qu’ils ne savent plus, au moment du repos, parler d’autre chose que des coups
de fouet qu’ils ont reçus ou de la solidité de leur manille. –
Puis, ils s’en iront dans
les cabarets louches, dans les ruelles où l’on vend de l’eau-de-vie qui râpe la
gorge et du vin qui violace les comptoirs. Ils s’attableront là, cinq ou six
devant un litre, chantant à tue-tête :
C’est à boire
qu’il nous faut !… en attendant que la nuit tombe et qu’ils puissent aller s’engouffrer, gueulant bien
fort et se tenant par les bras, dans ces bouges où il faut faire
la queue, quelquefois, comme au théâtre, devant la porte des
putains.
Ô bétail aveugle et sans
pensée, chair à canon et viande à cravache, troupeau fidèle et hébété de cette
église : la caserne, et de sa chapelle : le lupanar !
Ah, oui, je rejoindrai
tout à l’heure, avec plaisir, la « boîte » dont je suis sorti hier et où je
dois rentrer bientôt, le rapport me portant ce matin huit jours de prison pour
réponse insolente.
Plutôt la prison que le
spectacle de cet avachissement stupide, de l’écoeurante banalité de cette vie
misérable !
Plutôt la désertion – le
seul vrai remède peut-être – plutôt tout que de jouer un rôle, puisque j’ai
conscience de son indignité, dans cette comédie ignoble, dans cette parade où Mangin
s’impose aux spectateurs et arrive, à force de donner des coups de pied dans le
derrière de Vert-de-Gris, à se faire prendre au sérieux – même par sa victime.
LA BELLE FRANCE
Si
les Français vénéraient la Bible, ou du moins s'ils la lisaient, ils y
trouveraient bien des passages qui pourraient les intéresser et leur être
utiles. Ils apprendraient que la chose la plus indispensable à l'homme, c'est
le caractère, qui lui permet de penser librement, d'avoir des idées à lui, et
d'agir d'après ces idées; que la force consiste moins dans la longueur de
l'épée qui vous pend au côté que dans l'énergie qui vous vibre au coeur ; qu'il
est mauvais de se prosterner devant des images taillées et des idoles vivantes
; qu'il faut avoir confiance en soi-même, et non dans les alliances, qui sont
toujours douteuses; qu'il ne faut ni opprimer, ni subir l'oppression
; et qu'on doit haïr le mensonge, l'iniquité et les simulacres.
Il y
a beaucoup de belles choses écrites clans la Bible ; et beaucoup de belles
choses, aussi, qui n'y sont point écrites et qui y sont tout de même. Mais il
faut faire un effort pour les comprendre. Et un effort est impossible quand on
a été poussé au sommeil peuplé de cauchemars, à coups de fouet, par le soudard
qui garrotte les instincts pour estropier l'indépendance, et par le prêtre qui
pervertit l'entendement afin d'étouffer la conscience.
Les
Français sont descendus à croire que l'apathie armée, c'est la force. Ils ont fait
litière de leur volonté. La vanité, la suffisance, leur en tiennent lieu. Ils
se sont institués, gratuitement, le centre de tout, le point de comparaison dont
ils rapprochent tout, le modèle sur lequel ils prétendent tout régler; et la
hauteur dont ils font preuve n'est qu'une nuance de la bassesse. Car ils se
sont résignés à n'exister plus par eux-mêmes, à n'être quelque chose
que par les impôts qu'ils payent et les exactions qu'ils subissent. Ils
sont unanimes, ou peu s'en faut, dans l'acceptation de la servitude.
Ils
ne sont pas les seuls, certes, qui soient trompés par les gouvernements
exploiteurs de peuples ; mais ils sont les seuls qui demandent à
être trompés. Ils ne rejettent point la liberté par défaut de lumières,
mais par orgueil bête et aveugle, par veulerie tenace, par parti-pris de
stagnation. Le sentiment de la personnalité humaine comprimée, qui cause
tant de douleur aux êtres forts, n'est plus une source de souffrance pour eux.
Le
sens moral, qui est le sens de l'action, leur manque. Ils ne savent plus
ce que c'est qu'un acte ; ils en sont aux agissements. Et l'on
dirait que la seule chose entière qui reste en eux, c'est cette rage
interne, cachée dans les plus noirs replis de l'amour-propre, qui
soulève en secret l'être ignorant, pusillanime et pervers contre tout
ce qui vaut mieux que lui. La défaite trempe le caractère d'une nation ; ou
le brise.
La
France a toujours affirmé qu'elle avait « une mission civilisatrice. »
L'exagération
est ici tellement manifeste que toute discussion devient inutile. Que la langue
française ait servi de véhicule, à travers le monde à de grandes idées, pour la
plupart d'origine étrangère, cela n'est pas niable; reste seulement à savoir
quel prix eurent généralement à payer, dans leur pays, ceux qui exposèrent ces
idées, et quels sentiments d'estime et d'admiration singulières ils
professaient pour la France. Mais, de là à conclure à une mission
civilisatrice, il y a loin. Et si l'on voulait s'en tenir aux résultats
coloniaux obtenus clans le passé et dans le présent, il vaudrait mieux ne pas
insister.
La
France assure aussi qu'elle a « une mission libératrice.» C'est un peu plus sérieux.
Il est certain qu'elle contribua — et beaucoup plus efficacement qu'elle ne le pense
— à l'indépendance des Etats-Unis. Mais la « mission » me semble commencer là
et s'arrêter là. La libération de certains peuples fut souvent un prétexte à
l'invasion de certains pays; mais rien qu'un prétexte. Je ne dis pas que les
Français entreprirent toutes leurs guerres par pur esprit de conquête ; ils
croyaient sincèrement aux motifs qu'ils invoquaient pour envahir les territoires
de leurs voisins, et ce fut l'occasion seule qui les amena à les détrousser.
Sincères, ils le sont presque toujours, sur le moment ; par courte vue,
peut-être ; mais peu importe.
La
tristesse de la bourgeoisie française a besoin, pour se détendre, des
pollutions grasses de l'adultère physique et du jet tiède de la
seringue.
Pas
de vrai comique, en France, sans cocufications et sans lavements. Nulle nation
ne trouva jamais autant de motifs de réjouissance dans ses infortunes
conjugales et les ridicules aventures qui en dérivent, et dans ses douleurs d'entrailles.
La
bourgeoisie, en effet, impose ses goûts et ses préférences au pays tout entier, qui les accepte; les farces
abjectes qui plaisent au tiers-état doivent réjouir l'aristocratie et
mettre le peuple en belle humeur. Le peuple a toujours été incapable de
trouver des divertissements qui lui fussent propres; et l'aristocratie
n'existe que pour mémoire (pour mémoire clé ses trahisons passées et de
son impuissance grotesque).
Le
caractère distinctif des productions que préfère la bourgeoisie est une
grossièreté, une lourdeur de forme et une nullité de conception qui
donnent la nausée à l'homme intelligent et l'enveloppent d'un indicible
ennui. Ce caractère se retrouve clans les œuvres soi-disant sérieuses
qu'apprécient les gens bien-pensants, dans les compilations soi-disant
scientifiques qu'ils approuvent, dans la littérature qu'ils patronisent
— littérature naturaliste, engendrée par leur appétit d'ordures,
littérature psychologique, produite par leur soif d'espionnage.
—
Les valets d'art qui se mettent à leur service sont en grand nombre. Leur plume
ou leur pinceau ne chôme point; ils sont dirigés en leurs travaux et retenus
dans la bonne voie par des pédants pompeux ou sans-façon, gardiens vigilants
des grandes traditions du vieil esprit français. Francisque Sarcey fut durant de
longues années, le plus notoire de ces manieurs de férules. C'était, à vrai
dire, un oracle. Quand il fut mort, et même avant que les fossoyeurs eussent eu
le temps de faire disparaître sa charogne, ce fut à qui exhalerait le plus haut
le mépris et le dégoût qu'avait inspirés, même à ses coreligionnaires, la
sottise et la malhonnêteté de ce défenseur du bon sens selon Prudhomme.
Mais,
tant qu'il vécut, il put à son aise exalter l'imbécillité, glorifier
l'ignorance, vilipender toute oeuvre haute et généreuse; il ne se trouva personne
pour prendre au collet ce misérable et pour le souffleter des épithètes
vengeresses qu'on vint plaquer sur son cercueil. Voilà une preuve de la
pusillanimité honteuse qui souille le caractère français. Cette lâcheté morale produit,
naturellement, les résultats qu'on en peut attendre. L'infamie de la bêtise
arrive à prendre la place qu'occupait, en vertu de droits acquis, la bêtise de l'infamie.
Pendant quinze ans, pendant vingt ans, le public se délecte à la lecture des
contes excrémentiels du répugnant Armand Silvestre; cet épouvantable drôle, du fond
d'un ministère où l'imbécillité des contribuables entretient son abjection,
dirige vers les bouches béantes de la foule un jet continu d'immondices.
D'autres l'imitent; les encriers sont remplacés par des tinettes. Dans la
presse littéraire, qui fut fondée pour répondre aux désirs avoués d'une
population de coprophages, la chaise percée fait au bidet une concurrence
acharnée. Le livre, le théâtre, illustrent les annales du cabinet de toilette,
des cabinets.
On
se rue à des spectacles comme le Coucher de la mariée; on s’écrase aux réceptions
du Pétomane. On s'amuse, en France.
Ah !
il faut avoir une terrible désolation dans l’âme pour s'amuser de cette
façon-là ! Et la bourgeoisie, par le navrant étalage de sa gaîté puante et
lugubre, démontre quelles frayeurs angoissantes lui pétrissent le coeur, quel désespoir
l'étreint; elle veut rendre celte gaîté obligatoire; l'imposé aux troupeaux
d'esclaves en chapeaux hauts de forme dont l'ambition consiste à singer leurs maîtres;
l'organise non seulement à Paris, mais même dans les provinces; l'expose à
l'étranger, autant que possible.
Car
il faut qu'on continue à parler cle la gaîté française, à dire que la France
est le pays du rire et de l'esprit.
Du
reste, on peut le dire; c'est vrai, au moins en partie. Il y a du rire et de l'esprit
en France. Seulement, on n'en trouve ni dans la bourgeoisie ni chez les bouffons
à ses gages. C’est clans le peuple qu'on en rencontre, et tant qu'on veut; et
même de la gaîté; et même plus que de la gaîté.
Je
ne parle pas simplement du profond sens comique du peuple, de sa perception
vive, de sa finesse qui transparait même sous ses fanfaronnades, de sa
clairvoyante ironie saupoudrée de blague, de la force amère et tranchante de sa
moquerie.
Je
parle de cet enthousiasme naïf et puissant; de cette exaltation un peu
expansive, toute en admiration, qui sait encore en rester de là; de cette exubérance de l’âme
qui pousse l'être à partager ses plaisirs, l'y oblige; de cet intime
frémissement causé par l'absorption de la vie, et qui crée des ondes
fraternelles.
C'est
cela, la joie qui prouve la force de l'esprit; qui indique la misérable
faiblesse de celui des classes possédantes, incapable de joie, capable
seulement de gaîté morne et infecte. La Joie est une poussée de forces vives,
franches et jeunes, que peut arrêter bientôt le mur d'airain de la Bastille
sociale, mais dont la source ne tarit point, car elle se trouve dans la
conscience de la Vie.
La
Gaîté, au contraire, trouve sa source dans le sentiment de l'agonie morale,
clans la conscience de l'Ennui. La Joie est une avec l'être. La Gaîté est extérieure
à l'être. La Joie est un résultat. La Gaîté n'est, souvent, qu'une marchandise.
La gaîté française, telle que la Bourgeoisie tricolore la présente au monde,
est une marchandise frelatée, sophistiquée, avariée, empoisonnée, pourrie.
Le
monde devrait, par simple propreté intellectuelle, la rejeter avec dégoût. Le
peuple français, s'il avait tant soit peu le respect de lui-même, mettrait immédiatement
un terme à l'expression publique et quotidienne de cette soi-disant gaîté.
Il
refuserait de se laisser imposer les admirations bourgeoises, les calembours bourgeois,
les vaudevilles bourgeois, toutes les immondices bourgeoises. Il prendrait
possession de la direction de l'intelligence française, dont la Bourgeoisie,
qui l'a usurpée, est indigne à tous les points de vue; il ne permettrait pas à
cette crapuleuse minorité de déshonorer, elle le fait de parti-pris, la
réputation de l'esprit français et de continuer a recouvrir l'or des gloires
réelles avec le fumier des réputations postiches. Il démontrerait, par des
actes, ce que prouve déjà sa joie intellectuelle, que c'est en son esprit
qu'est la force.
Mais
il faudrait,
pour cela, qu'il pût avoir pleine conscience de sa force, de sa joie
et de son esprit; les armes nécessaires à son salut sont dans ses mains,
mais il n'en sait rien; on l'empêche de le savoir. Ce seront peut-être
la saleté morale et la tristesse de ses tyrans qui lui ouvriront les
yeux sur leur faiblesse, sur leur définitive pourriture.
En
effet, quelle que soit la cécité morale du peuple et quelque attaché qu'il soit
à son aveuglement, il viendra bien un moment où il sera obligé de s'apercevoir
que ce qu'on lui donne comme gaîté n'est que désolation; que ce qu'on lui donne
comme esprit n'est que misérable sottise; que ce qu'on lui donne comme force
n'est que pitoyable faiblesse.
Il
s'apercevra alors que les calembours du vaudeville, les flonflons du
café-concert, l'assourdissante chaudronnerie des musiques militaires, le rire
gras de la presse à scandales et les hoquets hystériques de la littérature patentée
sont les éléments nécessaires de l'épouvantable cacophonie qui doit étouffer
ses gémissements, ses plaintes et ses cris de révolte. Il s'apercevra de tout
ce qu'il y a de dégradant el d'abject clans son acceptation d'une oppression intellectuelle
aussi grossière, dont les motifs sont aussi clairs à deviner et les résultats
aussi faciles à constater.
Il
se rendra compte que c'est en lui, en lui seul, que résident la joie, l'esprit
et la force. Et
L’exaltation
que produira cette découverte lui donnera l'énergie nécessaire au nettoyage
définitif de l'intelligence française, depuis si longtemps déshonorée, salie et
corrompue par les dégoûtants coquins de la bourgeoisie.
Non
seulement ces sacripants sont lugubres, plats, et d'une répugnante saleté morale,
mais ils sont dépourvus de la plus simple notion de goût. Ils sont même
arrivés, sous des prétextes idiots et mensongers de nécessités commerciales, à
éliminer des productions françaises le goût dont les avait marquées si
longtemps l'intelligence du peuple.
Le
goût français n'existe plus, parce que la hideuse bourgeoisie française, étant
incapable de l'avoir et même de le comprendre, l'a proscrit. Sottise,
ignorance, jalousie. Surtout, malhonnêteté.
« Il
faut avoir de l’âme pour avoir du goût, » disait Vauvenargues; et avoir de l’âme,
c'est être moral, honnête; c'est sentir la vie vibrer autour de soi, en soi;
c'est se sentir vivre clans de la vie. Les classes dirigeantes françaises se
sentent crever clans l'imbécile corruption qu'ont engendrée leur avidité, leur
égoïsme idiot, leurs impostures; elles se sentent crever sur une terre qui
n'est point la leur, dans un pays qui leur est étranger, avec les sentiments,
les aspirations duquel elles n'ont rien de commun.
La
seule chose que la bourgeoisie était capable de créer, qu'elle ait pu faire
sortir de sa misérable conception de l'existence, c'est la laideur. Rien ne
pèse d'un plus grand poids sur les libres élans de l’âme, ne les comprime
mieux, que la laideur.
C'est
comme une lourde dalle enfermant à jamais l'Individu dans l’in-pace où l'ont
conduit sa lâcheté, sa ridicule confiance, et l'y murant clans la nuit.
Gouvernants
et gouvernés végètent lamentablement dans la laideur. Us ne vivent point,
naturellement. La laideur de l’existence de la bourgeoisie est doublée d'une saleté
morale — hypocrisie, rapacité, mensonges, conventions de toutes sortes — qui
l'exagère encore, mais qui la met en concordance exacte avec l'esprit
bourgeois.
Etant
donnée l'âme bourgeoise, on ne conçoit pas pour elle une autre existence que
celle qu'elle s'est créée. A cette âme-là, il faut cette vie-là. Le mouvement
des vers, l'agitation des asticots sont produits par l'immobilité des charognes.
La
laideur de l'existence du peuple est doublée d'une saleté morale fort grande,
bien qu'elle soit loin d'atteindre au niveau de celle de la bourgeoisie; mais
elle est doublée, surtout, d'une saleté physique énorme qui empêche les Pauvres
de se rendre compte de la hideur qui les étreint de toutes parts.
C'est
cette saleté physique qu'il faudrait combattre avant tout pour permettre au
peuple de reprendre conscience de sa réelle valeur; et le seul moyen efficace de
la combattre, c'est d'en faire honte au peuple; de lui démontrer que la crasse
et la poussière cimentent, pour ainsi dire, les pierres de sa prison, empêchent
les rayons du jour, qui pourraient filtrer par leurs interstices, de parvenir
jusqu'à lui.
Tant
que les Pauvres, au lieu de réduire et de supprimer leurs besoins, ne
chercheront pas à les sentir et à les augmenter, ils seront condamnés à la laideur
et à la saleté. Il faudrait, tout de même, qu'ils prissent le parti de se
demander si l'existence qui leur est faite, au début du xx° siècle, ne
conviendrait pas mieux à des animaux qu'à des hommes.
Ceci
est dérisoire : on enseigne au peuple qu'il y a des choses respectables, mais on
ne lui apprend jamais qu'il y a des choses belles. Or, les seules choses
respectables sont les choses belles. Toutes les choses qu'on présente au peuple
comme respectables, et qui ne sont pas belles, sont méprisables; dégoûtantes;
des ordures. L'autorité, l'obéissance, l'abnégation, ne sont pas belles; par
conséquent, pas respectables.
Il y
a de hautes conceptions philosophiques, artistiques, qui sont respectables,
étant belles; on n'en parle point au peuple. On ne lui dit pas que la Vie est
respectable, et que la Beauté l'est aussi. Si on le lui disait, si on le lui
apprenait, il se rendrait compte de l'ignominie purulente de la moralité
actuelle, et cracherait dessus.
Les
pauvres sentent vaguement l'abomination de la laideur qu'on leur impose, et en
souffrent. Ils en souffrent comme on souffre dans un cauchemar; façon de
souffrir bien française. C'est en France surtout que l'opium de la misère, le
vin d'amertume de la pauvreté, opèrent comme de puissants narcotiques. La
logique disparaît pour faire place aux songes. La perception nette devient une
vision brumeuse.
Les
rêves des Français ne sont point créés peu à peu par les faits, les symbolisant
en quelque sorte; ils sont complets en naissant, cadres commodes pour les
sensations et les sentiments à venir, qui se cristalliseront en des formules consacrées,
d'allure énigmatique et prétentieuse. Car les Français, manquant généralement d'esprit
critique, portent leur effort vers l'immuable et l'universel. Leur idéal doit être
très haut, à ce qu'ils croient, dégagé de relations contingentes, et d'une
permanence indubitable.
Ils
tirent plutôt des horoscopes que des conclusions. Ils vont jusqu'à tourner des
faits réels en utopie, par manque de raison historique et pratique.
C’est
ainsi que les Pauvres français, tout en souffrant vaguement de la laideur qui
les enserre, ne peuvent considérer la Beauté que comme une chose indépendante
de la vie, à part des réalités quotidiennes, extra-terrestre. La pauvreté de
leur âme la réclame; cric vers elle, clans sa détresse. Mais c'est comme une
invocation à une puissance invisible dont on n'attend que le silence, qui
restera sourde aux appels.
S'ils
étaient cloués du moindre sens historique, les Français comprendraient que leur
existence, dès maintenant, ne peut avoir d'autre base que la compréhension et
le culte du beau. S'il avaient le moindre sens pratique, ils verraient qu'ils
doivent échapper, sous peine de mort, à la griffe des gredins sans esprit, sans
âme, sans savoir — Prudhommes et Mayeux dirigés par Tartuffe — qui font de leur
vie quelque chose de terre-à-terre et de misérable, une triste, laide et sale
chose, un esclavage nauséabond dans lequel il n'y a point place pour l'Art.
La compréhension,
le goût de l'Art, sans lesquels la France ne doit espérer vivre, ne peuvent
exister que dans un pays où il y a exubérance, grande liberté de vie; où le
bonheur, par conséquent, est général; car l’art est le fruit de la beauté
humaine; et pas de beauté sans bonheur. L'Art forme alors, par contraste
nécessaire, le complément de la vie. Le calme hautain, la majesté sereine de l’art
ne peuvent exister, être compris par eux-mêmes; ils doivent reposer sur
l'agitation intelligente et multiforme, sur l'immense joie de la vie, dont ils
émanent et qu'ils créent.
Question
d'esclavage ou de liberté.
Il
n'y a rien de plus touchant que la bienveillance et la compassion dont les Pauvres
font preuve les uns envers les autres; que l'aide qu'ils s'apportent entre eux;
que leur esprit de sacrifice; que leur amour du travail; que l'instinct sûr qui
leur fait comprendre l'utilité de la résignation et la nécessité de la
souffrance; que leur simple et profonde honnêteté. Ce sont là des vertus, ou je
ne m'y connais pas.
Sans
ces vertus, l'existence des Pauvres telle qu'elle est serait vraiment
impossible. Les bourgeois ne l'ignorent pas. Bien qu'ils n'aient pas l'habitude
d'en faire usage pour eux-mêmes, ils savent quelle est la valeur de ces vertus
et tout le parti qu'on en peut tirer lorsqu'elles sont mises en pratique par
d'autres.
Donc,
les Pauvres sont vertueux; et leur existence actuelle est possible; et ils
continuent — chose tellement Importante ! — à ignorer ce que c'est qu'une
Patrie. Toute une organisation savante— politique, judiciaire, militaire, qui,
à vrai dire, n'est qu'un, échafaudage hétéroclite de vieilles formules tyranniques
— les aide à se maintenir dans cette heureuse ignorance.
Cette
organisation coûte cher, et les pauvres en supportent tous les frais avec un plaisir
dont on ne peut douter. Ils entretiennent aussi une sorte d'organisation industrielle
et commerciale, qui ne constitue pas précisément un système, mais une espèce de
société anonyme de déprédation; et dont le rôle, comme adjuvant de
l'organisation administrative, n'est pas sans prix. Ce prix, les Pauvres le
connaissent, naturellement.
On
ne peut pas être Français pour rien. C'est un grand bonheur d'être Français;
c'est un grand honneur aussi; seulement, ça coûte; ce n'est pas à la portée de
toutes les bourses. Malgré tout, c'est à la portée de la bourse des Pauvres. Ils
reculent devant tout effort qui pourrait faire d'eux des hommes, mais ils
n'hésitent devant aucune dépense qui pourrait faire d'eux des Français. En effet,
ils pensent que lorsqu'ils ont payé leurs impôts, leurs tributs et leurs redevances
de toute nature, ils ont acquis le droit de se dire Français. Ils ignorent,
veulent ignorer, que la qualité de citoyen d'un pays ne s'acquiert point, mais
se prend. Etre Français ne veut pas seulement dire : appartenir à la France:
cela doit signifier aussi : posséder la France. L'aristocrate, le bourgeois, possèdent
la France; la preuve, c'est qu'ils la vendent. Ils n'appartiennent pas à la France;
la preuve, c'est encore qu'ils la vendent. L'ouvrier, le pauvre, appartiennent
à la France; la preuve, c'est qu'on les fait mourir pour elle.
La
France ne leur appartient pas; la preuve, c'est qu'on ne leur permet de vivre
que pour l'aristocrate et le bourgeois.
L'existence
du Pauvre n'est admise, en fait, qu'autant qu'elle est nécessaire à l'existence
du bourgeois. La qualité de Français, que le Pauvre croit avoir achetée, il ne l’a
pas. Ce n'est point un titre régulier qu'on lui a vendu; c'est un faux. En
échange de l'argent qu'il a apporté, encore tout humide de ses sueurs et tout
mouillé de son sang, on lui a donné une qualification sans valeur, sans
signification, un mot, de l'ombre, du vent. On l'a volé. Le seul droit qu'il
ait acquis, c'est le droit d'exercer en France les vertus qui lui attirent les
louanges de ses tyrans.
Ces
vertus sont ridicules, lamentables. Quand on pense à des gens qui ont été flagellés
par toutes les cruautés de la vie. Souffletés par toutes ses ironies, dont
chacun porte en soi des charniers d'illusions et des cimetières d'espoirs, et
qui vont se consoler les uns les autres — les larmes vous viennent aux yeux,
mais le rire vous monte aux lèvres.
Les
traîne-guenilles sont les traîne-malheur parce qu'ils sont les traîne-patience.
Ce sont, aussi, des réservoirs à respect. On ne peut pas se figurer ce qu'ils
respectent.
Ils
vénèrent l'argent, qu'ils n'ont jamais, et qu'on ne leur permet de gagner
qu'afin de le leur reprendre.
Même
volé, volé clans leurs poches, l'argent leur inspire tant de vénération qu'ils
en respectent les voleurs. L'impôt, sous ses formes les plus vexatoires et les
plus inattendues, est accepté par eux avec un stoïcisme qui déconcerte.
Présentement,
on est en train de leur faire avaler l'impôt moralisateur; et ça leur file
clans la gorge comme une lettre à la poste. Les catastrophes financières qui
ont dragué les misérables économies que n'avaient pas raflées les doigts
crochus du fisc, ont trouvé en eux non seulement des victimes résignées, mais même
des témoins pleins d'approbations encourageantes. Des scandales du Panama, par
exemple, ils n'ont gardé qu'un souvenir agréable, voire attendri; ils ne se souviennent
pas sans une émotion flatteuse pour leur amour-propre d'éternelles dupes de la comédie
des poursuites et du procès, des perquisitions, des condamnations, et de ces
ordonnances de non-lieu qui jonchent encore l'Arène.
Leur
imperturbable acceptation de tous les affronts et de toutes les douleurs va si
loin, que les valets de plume de la bourgeoisie n'hésitent pas à célébrer la
grandeur des victimes, la gloire des suppliciés et la nécessité de
l'affliction.
C'est
ainsi que récemment le sieur Coppée, académicien à clos d'âne et crapaud de
bénitier, s'est permis de développer cette opinion fangeuse que la souffrance est
bonne, sans qu'aucun des douloureux eut l'idée de venir écrasera coups de
bottes les pustules du personnage.
Non,
poète du goupillon et marguillier du mensonge, la souffrance n'est pas bonne.
Elle donne l'hypocrisie, la bassesse, la peur, l'imbécillité, l'abrutissement —
toutes les hideuses maladies morales qui suintaient sous ta sale peau lorsque
tu montais la faction de la lâcheté clans les confessionnaux, au lieu d'aller
te battre, en 1870. — Regarde- les souffrir, ces hommes que les gredins de ton
espèce condamnent à une perpétuelle misère; ces femmes dont tes amis, les
crapules en robes noires, sont arrivés à faire un peu moins que des femelles;
ces enfants qui ne deviendront des hommes que le jour où ils te jetteront à la
voirie, toi et ta bande.
Regarde
toutes ces pauvres bêtes à faces humaines; regarde défiler leur détresse morale
devant l'orgueil des Académies ; regarde l'ombre de leur misère physique se projeter
sur l'implacable pierre des églises. Regarde leurs douleurs, et leurs joies qui
sont pires; regarde leurs vices, et leurs vertus qui sont pires; regarde ce
qu'elle a fait d'eux, la bonne souffrance. Regarde — et avale ta langue avec
ton hostie, bedeau!
Si
la souffrance était bonne à quelque chose, elle aurait appris aux pauvres la
nécessité de la révolte. Au lieu de leur enseigner l'étroite fraternité cle
l'appui mutuel clans l'infortune et de l'aide clans la misère, elle leur aurait
donné le secret de la fraternité large et haute pour l'action libératrice. Elle
leur aurait appris que l'honnêteté qu'on leur prêche, qu'ils pratiquent et dont
on les loue n'est qu'une chose dérisoire, rognure de philosophie d'esclaves, haillon
de morale piqué par le stylet des sophistes sous le gibet d'un supplicié. Elle
leur aurait appris, par les dures leçons qu'elle donne, à se défier des
mensonges et des sottises dont on endort leur misère, dont on aveugle leur
servitude.
Mensonges
et sottises utiles à la conservation du despotisme bourgeois, mais d'une
grossièreté tellement flagrante que les pauvres devraient avoir honte de ne
point les avoir rejetés depuis longtemps. Ne va-t-on pas jusqu'à affirmer sans
rire qu'il faut être honnête pour combattre la malhonnêteté > Quelle farce !
C'est déclarer qu'on ne peut éteindre un incendie qu'avec de Peau frappée.
D'ailleurs,
tant que les distinctions de classes existent, je ne crois pas qu'il soit bon
qu'une caste empiète sur les privilèges d'une autre. Pauvres, laissez donc
l'honnêteté aux Riches; elle leur appartient. Et ils s'en chargent.
« La discorde vaut mieux qu'une horrible concorde
où l'on meurt de faim. »
BABEUF
Le
présent état de choses n'est sûrement pas le résultat d'un pacte librement
consenti entre dirigeants et dirigés.
Mais,
s'il l’était, il ne pourrait certainement pas être défendu avec plus
d'obstination par les deux parties contractantes.
Quand
on pense aux luttes de toute nature que les Pauvres ont à endurer afin de ne
point sortir du rôle passif qui leur est assigné dans la tragi-comédie sociale,
on se demande si réellement c'est le manque de courage qui les empêche
d'essayer de modifier leur situation. De fait ce n'est pas le manque de
courage, en termes précis.
C'est
la fragmentation de ce courage ; la division jusqu'à l'infini de leurs facultés
énergiques. Ce sectionnement des forces morales du peuple a été pratiqué avec une
grande habilité, principalement par la création de soi-disant devoirs
et de prétendus droits politiques, qui n'existent effectivement ni
les uns ni les autres. Par exemple, on est arrivé à convaincre le Pauvre
que voter, c'est remplir un devoir, accomplir un acte. Il l'a cru. Il
n'a pas vu que c'était simplement renoncer à agir. Il n'y a pas d'action
indirecte. Un mandant est un homme qui refuse de faire oeuvre
personnelle; un mandat est une abdication; un mandataire est un être
qui, fonctionne par ordre, ou plutôt — car c'est nécessairement un
imbécile ou un misérable —qui fait semblant de fonctionner en vertu d'un
ordre.
La
vaniteuse lâcheté confie le soin de ses destinées à l'ambition stérile.
Résultat
logique : néant. Voilà le devoir ; voilà le droit ; voilà l'acte.
Il
est évident qu'en fractionnant ainsi la vitalité spirituelle du peuple, on
pouvait espérer parvenir à détourner de leur direction normale certains
courants d'énergie qu'il était impossible de supprimer. C'est ainsi que l'on a,
de parti-pris, développé dans l'esprit du peuple la passion du jeu avec toutes
ses conséquences. Cette passion du jeu est simplement le goût de l'action, le
besoin de l'effort naturel à l’âme vigoureuse et toujours jeune du peuple, et
que la bourgeoisie, ne pouvant étrangler, a disloqué, défiguré.
Sur
le galop d'un cheval, sur les jarrets d'un bicycliste, le pauvre risque son
misérable salaire, le pain de sa famille, sa vie. Et qu'a t-il à espérer ? Un
gain presque toujours impossible, éphémère en tous cas. Et il ne voudra tenter
aucun effort pour sortir de sa malheureuse situation, lorsque les risques sont
relativement si minimes et le succès tellement certain ; il refusera de
concentrer ses facultés énergiques, éparpillées par les sales pattes de la
bourgeoisie, dans la direction d'un but qu'un seul effort viril pourrait
atteindre !
Les
pauvres semblent avoir à coeur de perpétuer l'état social actuel, dans lequel ils
crèvent lamentablement et vivent plus lamentablement encore. Ils paraissent considérer
cet état social comme une situation rationnelle, basée sur la concorde ; comme l'expression,
aussi parfaite que possible à la pauvre humanité, d'une harmonie préétablie. Us
sont tellement anxieux de ne le troubler en aucune façon qu'ils ont encombré leur
route vers le progrès et le bonheur, où quelque chose les appelle malgré eux,
d'une multitude d'obstacles d'aspect menaçant et terrible.
Il y
a, pensent-ils, des rangées de sphinx épouvantables tout le long du chemin
difficile au bout duquel brille l'étoile de l'avenir ; comment résoudre les énigmes
qu'ils proposeront ?
Par
le silence. Et quant aux sphinx, il faut les jeter à la mer, sans leur répondre,
s'ils existent. Mais il n'y a point d'obstacles en travers de la voie qu'il
faut suivre, que vous suivrez. Pauvres, il n'y a pas de sphinx non plus. Et
s'il y en avait, pas un d'eux n'oserait ouvrir la gueule pour interroger la Misère.
Il
n'y a que des fantômes, je vous dis ! Des fantômes que vous avez évoqués vous-mêmes.
Des légions de spectres, des armées d'épouvantails — des épouvantails que le
vent jettera sur le sol quand vous vous mettrez en marche, des spectres qui
s'évanouiront devant la lueur de vos torches.
Les
Pauvres s'obstinent à croire, et à répéter partout, qu'il y a un Système social.
Il n'y a de système social nulle part, et moins en France qu'ailleurs. Les
pouvoirs civil, militaire, judiciaire, la finance, l'industrialisme, etc., sont
profondément divisés et ne sont rattachés l'un à l'autre par aucun lien qui
leur soit propre; ils n'ont, au fond, pas un seul intérêt commun ; ils se gênent
réciproquement dans leur exploitation des déshérités, se jalousent, se
méprisent, se haïssent.
Si
leurs conflits, qui sont perpétuels à l'état latent, ne se terminent point en
luttes fratricides, c'est seulement parce que l'Eglise met un peu d'ordre dans
ce chaos d'intérêts égoïstes et aveugles; assagit cette incohérence et maquille cette anarchie ;
parce qu'elle unit, comme dans un faisceau d'épées dirigées contre les Pauvres,
toutes les ambitions éphémères et les convoitises basses ; parce qu'elle les assemble,
des liens prestigieux de sa morale et des liens subtils de" sa diplomatie.
Au fond,
toute la politique sociale des classes dirigeantes, c'est la politique de
l'Eglise. Il n'y a de classe dirigeante que l'Eglise. C'est grâce à son action
multiforme et continue que l'incohérence de l'état actuel présente une
apparence de cohésion. Le pauvre, l'opprimé, s'il se révolte, n'a donc pas à
engager la lutte contre un système, le système social n'étant qu'une illusion
populaire ; il n'a qu'à terrasser définitivement son éternel ennemi : le prêtre.
Les
pauvres croient aussi que le travail ennoblit, libère.
La
noblesse d'un mineur au fond de son puits, d'un mitron dans la boulangerie ou
d'un terrassier dans une tranchée, les frappe d'admiration, les séduit. On leur
a tant répété que l'outil est sacré qu'on a fini par les en convaincre.
Le
plus beau geste de l'homme est celui qui soulève un fardeau, agite un instrument,
pensent-ils. « Moi, je travaille », déclarent-ils, avec une fierté douloureuse
et lamentable. La qualité de bête de somme semble, à leurs yeux, rapprocher de
l'idéal humain. Il ne faudrait pas aller leur dire que le travail n'ennoblit
pas et ne libère point ; que l'être qui s'étiquette Travailleur restreint, par ce
fait même, ses facultés et ses aspirations d'homme; que, pour punir les voleurs
et autres malfaiteurs et les forcer à rentrer en eux-mêmes, on les condamne au
travail, on fait d'eux des ouvriers, Ils refuseraient de vous croire.
Il y
a, surtout, une conviction qui leur est chère : c'est que le travail, tel qu'il
existe, est absolument nécessaire.
On
n'imagine pas une pareille sottise. La plus grande partie du labeur actuel est
complètement inutile.
Par
suite de l'absence totale de solidarité dans les relations humaines, par suite
de l'application générale de la doctrine imbécile qui prétend que la
concurrence est féconde, les nouveaux moyens d'action que les découvertes quotidiennes
placent au service de l'humanité sont dédaignés, oubliés. La concurrence est
stérile, restreint l'esprit d'initiative au lieu de le développer; s'oppose par
peur du lendemain — cette peur du lendemain toujours beaucoup plus forte que la
haine des rivaux — à toute tentative un peu audacieuse ; se cramponne aux
vieilles méthodes.
La
solidarité seule aurait l'énergie et la hardiesse nécessaires pour rejeter toutes
les reliques du passé et pour employer résolument les procédés nouveaux.
Au
fond, le travail ne produit pas, mais transforme; c'est la terre
seulement qui produit ; et l'effort nécessaire à la transformation de
ses dons, ainsi que l'aide qu'elle réclame pour nous livrer ses fruits, doivent
tendre à se réduire de jour en jour à leur plus simple expression ; à devenir
de plus en plus mécaniques, libres de main-d'oeuvre.
La
seule raison d'être du travail, du labeur animal, est donc de se diminuer
lui-même jusqu'à suppression plus ou moins complète. En refusant de comprendre
cette chose si simple, en s'obstinant à croire à la nécessité du travail, dans
ses conditions présentes, et à l'utilité de sa glorification, les Pauvres font
le jeu de leurs tyrans et perpétuent leur propre esclavage.
La
principale cause de cet esclavage, pensent-ils, est l'existence du Capital,
monstre d'une puissance extrême et d'une nature indéfinissable, qui s'est
placé, dents et griffes, au service de la bourgeoisie. Les théoriciens du socialisme
et les économistes varient d'opinion sur la nature du Capital ; les uns
représentent son rôle comme désastreux, et les autres comme bienfaisant, ou
tout au moins indispensable. Sa situation vis-à-vis du travail est discutée,
jugée despotique par les uns, régulatrice par les autres; généralement on les
oppose l'un à l'autre; mais c'est une chose que Deschanel ne comprend point.
Deschanel
ne comprend pas « qu'on oppose le capital au travail ; ils sont une seule et môme
chose, dit-il ; le travail, c'est le capital en formation. » Et, sans doute, le
capital, c'est le travail en déformation. Deschanel, j'te vas tuer ! (J'espère
bien.)
Au
bout du compte, Deschanel, si sot qu'il soit, ne l'est pas plus que les
théoriciens du socialisme et les économistes qui sont venus avant lui; toutes
les explications, toutes les définitions, en dehors d'une seule qui est
tellement simple qu'on ne la donne jamais, sont complètement dérisoires.
Le
capital, c'est la terre, le sol. Il n'y a pas d'autre capital ; il ne peut pas
y eu avoir d'autre. Quant au Capital- Monstre, au capital tout-puissant, Moloch
moderne aussi cruel et aussi insatiable que le Moloch antique, il n'existe et
ne peut exister que comme expression métaphorique, comme figure de rhétorique.
Il
ne fait semblant d'exister que parce que les Pauvres sont assez bêtes pour
admettre son existence; le rôle qu'il prétend jouer, c'est le rôle que les
Pauvres lui permettent de jouer. Il est vraiment inconcevable que les
déshérités aient pu ajouter foi à l'existence du Capital ; il leur suffirait de
le nier pour voir s'évanouir jusqu'à son ombre, jusqu'à son souvenir. En dehors
de la fortune intellectuelle du monde, qui n'est le monopole de personne et
qui, en fait, est propriété universelle ; en dehors de la fécondité de la
terre, de la terre qui reste à conquérir et qui doit devenir propriété commune,
où donc y a t-il une richesse possible ? Où donc y a t-il un Capital possible ?
Voilà le cerveau et voilà l'estomac; voilà la vie de l'esprit et voilà la vie
du corps. Y a-t-il un autre genre d'existence ?
Non.
Donc, il n'y a point d'autres richesses que la richesse intellectuelle et celle
de la terre, de laquelle, d'ailleurs, la richesse intellectuelle provient.
Toutes les erreurs, toutes les sottises, tous les mensonges des économistes
eurent pour cause l'oubli de ce fait très simple : Nous habitons une planète
qui s'appelle la Terre.
Leurs
constitutions théoriques d'un Capital composé de ceci, de cela, de l'argent, du
machinisme, des produits emmagasinés, d'un peu plus, d'un peu moins, de tout ce
qu'on veut, de tout ce qu'on ne veut pas — forment les échafaudages les plus
grotesques qu'ait pu élever la perversion de la pensée humaine.
Ces
malheureux cherchaient à justifier, à établir sur la raison et la logique, un
état social qui est l'expression môme de la démence; à donner des motifs
sérieux à l'énorme effort moderne, qui n'a en réalité ni base ni but, et qui ne
constitue eh somme qu'une colossale déperdition d'énergie. Il est inutile de
discuter leurs élucubrations.
L'argent
n'est pas le capital ; que les travailleurs d'une seule grande ville exigent
tous le payement de leurs salaires à la fin de leur journée de labeur, et ils
s'en apercevront.
Le
capital n'est pas davantage le machinisme, qui ne représente que la force
inemployée de tous les malheureux à qui l'on refuse du travail ; et par
conséquent, l'esclavage abrutissant de ceux auxquels on en accorde; les
machines sont des outils nécessaires à l'exploitation du seul capital, la terre;
aujourd'hui instruments, souvent démodés, de tyrannie affreuse — demain instruments
sans cesse perfectionnés de liberté et de bienêtre.
Les
produits accumulés ne sont pas le capital non plus; ils représentent l'énorme
quantité de besoins qui n'ont pas été assouvis. Le Capital, donc, tel qu'il est
défini par les misérables explications des économistes, tel qu'il est conçu par
l'esprit .enfumé du peuple, n'existe pas.
Ce
capital n'est que la somme de tous les crimes que les pauvres laissent commettre
contre eux. Ce capital, c'est le protectionnisme, les privilèges et les monopoles,
les traquenards financiers, l'esclavage militaire, l'impôt meurtrier, surtout
la superstition morale et religieuse.
Pauvres,
c'est la somme de toutes vos lâchetés. En résumé, le capital que vous redoutez
est tout simplement le crédit que fait votre patience imbécile à ceux qui vous disent
qu'ils ont des capitaux, qu'ils n'ont jamais.
Il faudrait
pourtant que les pauvres se décidassent à ne plus se laisser effrayer par des
fantômes; à ne plus livrer aux gredins qui s'embusquent derrière ces spectres
leur vie, leur liberté, leur bonheur. Il faudrait qu'ils reconnussent avec
Babeuf que la discorde vaut mieux qu'une horrible concorde où la faim vous
étrangle.
Il
faudrait qu'ils comprissent —ce qu'on veut les empêcher de voir à tout prix —
que la Patrie, c'est le sol de la Patrie ; et qu'il appartient à tous les
Français.
Et,
le jour où ils seront convaincus de cette vérité, s'écroulera d'elle-même cette
épouvantable tyrannie administrative, militaire, industrielle, et surtout
religieuse, qui fait de la vie des déshérités un long martyre, et qui me semble
particulièrement détestable parce qu'elle est un dégoûtant anachronisme.
Le
peuple a la force dans ses mains, et ne s'en doute pas. Il ne se doute de rien, sinon
de ceci : que sa servitude aura fatalement une fin ; de quoi il a grand’ peur.
Car, que lui arrivera-t-il quand il sera libre ? L'homme a été tellement abruti
par des siècles de despotisme et surtout par un siècle de fausse liberté, que
l'idée seule qu'il lui faudra se passer de maître le terrifie.
Dès
qu'il s'est libéré des liens que lui impose un gredin couronné, le peuple s'empresse
de s'asservir lui-même en s'intitulant Peuple souverain ; ce qui lui permet, immédiatement,
de déléguer sa souveraineté; après quoi il s'accroupit sur son fumier, qu'il
aime, et se met à gratter ses ulcères avec les tessons empoisonnés que lui
passent ses délégués, et qui s'appellent des lois; et rend grâces au Seigneur
qu'il conçoit, mannequin sanguinolent tressé à son image, de l'avoir créé
Peuple, et Souverain, et imbécile, et lâche.
Il y
a beaucoup d'armes forgées pour le futur, dont on ne comprend point l'usage,
dont on ne peut se décider à admettre l'existence, et qui existent. Elles sont
là, attendant qu'on les empoigne. Il faudra bien qu'on s'en serve, un jour ou
l'autre; ou qu'on marche dessus, si l'on ne s'en sert pas, et qu'on se blesse
au pied ; et qu'on crève de la blessure. C'est le Destin qui a forgé les armes.
Il est aveugle. Et ceux qui doivent se servir des armes sont aveugles aussi.
Mais leurs yeux s'ouvriront à la lueur des éclairs que vomiront les canons.
On
sait comment et dans quelles circonstances furent créées les grandes armées
nationales. Ce fut la volonté populaire, guidée par un instinct obscur, beaucoup
plus que le désir des classes dirigeantes, qui détermina leur formation.
Il
est malaisé d'analyser le vague instinct qui poussa le peuple à exprimer sa
volonté; mais il y entrait certainement de la méfiance pour les troupes,
mercenaires en fait, auxquelles la bourgeoisie confiait la garde du territoire et,
principalement, la défense de ses intérêts; du mépris et du dégoût pour les
militaires de métier, dont les uns avaient fait preuve d'une incompétence grotesque
et les autres d'un parti-pris de trahison par trop scandaleux; d'autres
sentiments encore, très brumeux, qui s'estompaient à peine dans l'intellect
populaire, mais lui faisaient concevoir potentiellement ce que doit être, en
réalité, la patrie; ce qu'elle est effectivement; combien peu d'intérêt ont les
riches, en raison de la propriété individuelle du sol protégée,
respectée, par les lois de la guerre, à défendre cette patrie; et combien peu
d'intérêt à la défendre ont aussi les pauvres, privés de toute participation aux
avantages qui peuvent résulter de leur qualité de citoyens, désormais dérisoire.
En
somme, ce fut un instinct très vague, mais décidément démocratique, libertaire,
égalitaire, qui poussa les masses populaires, après 1871, à exiger des classes
possédantes la création des grandes armées nationales. Ce fut sur l'attitude de
la France, on le sait, que les grandes puissances réglèrent la leur.
Aujourd'hui,
donc, chez toutes les grandes nations continentales, tout homme valide fait
partie de l'armée et doit être appelé, le cas échéant, à sacrifier son
existence pour la défense de sa patrie.
L'analogie
qu'on pouvait établir, jusqu'ici, entre le salarié d'à présent et le serf
d'autrefois, perd donc de sa justesse. Le pauvre de jadis, rivé à son servage,
n'avait pas à prendre les armes pour la défense de la terre à laquelle il était
attaché; des hommes d'armes combattaient pour la protection de cette terre et
même des misérables qui la cultivaient. Le salarié d'aujourd'hui, qui admet
librement son esclavage, l'accepte par principes, et s'y cramponne en désespéré,
le salarié est devenu un soldat; c'est lui qui doit défendre la propriété et
les possessions de ses maîtres; il tient en ses mains une arme, qui
n'est qu'un outil de servitude mais qui pourra devenir le jour où il le
voudra, un instrument de délivrance.
Afin
de conquérir sa liberté, le serf était obligé d'essayer des révoltes héroïques
et impossibles; était finalement vendu par les hideux Etienne Marcel de la
bourgeoisie; et vaincu, décimé par les nobles.
Afin
de conquérir sa liberté, le prolétaire n'a même pas à entreprendre une lutte
qui, d'ailleurs, aurait cessé d'être inégale; il lui suffirait de s'affirmer.
Quelle
est la mission des grandes armées nationales ?
A
cette question, qu'on ne s'est pas assez posée, il ne peut y avoir qu'une
réponse : Les grandes armées nationales ont pour mission de constituer, en
fait, les patries; de créer, réellement, les nationalités ; de faire du
patriotisme l'expression d'un fait, et non pas renonciation d'un non-sens.
Elles ont pour mission, en un mot, d'établir l'égalité dans toute la mesure du
possible. Cela est indiscutable.
Autrement,
ces grandes armées ne pourraient avoir d’autre signification; et, n'ayant point
de raison d’être, elles auraient déjà cessé d'exister. Il est vrai que, jusqu'ici,
elles n'existent guère que théoriquement. Mais peu importe; elles ne disparaîtront
point avant d'avoir rempli le rôle qu'elles sont destinées à jouer.
Le
système militaire qui appelle tous les citoyens à la défense du territoire doit
donner à tous ces citoyens un intérêt égal dans ce territoire. L'égalité devant la mort
qu'on risque pour la défense de la terre doit rendre les hommes
égaux dans la possession de cette terre ; l'inégalité foncière, la
propriété individuelle du sol, sont en contradiction absolue avec
l'existence des armées nationales.
L'abolition
de la propriété individuelle de la terre, voilà la seule raison d'être, la
mission de ces armées.
Nous
touchons à un âge d'extermination. Nous sommes déjà, en fait, dans un âge d'extermination.
Rien de ce qui existait hier n'existe aujourd'hui ; le jour qui vient le prouvera.
Les choses se sont transformées sous nos yeux sans que, nous nous en
apercevions; elles nous apparaîtront, soudainement, sous leur nouvel aspect. La
guerre elle-même n'est plus seulement internationale; elle devient civile; son
résultat n'est plus seulement politique; il est social. Ces choses sont tellement
près de se manifester que je ne les énonce pas au futur. C'est demain que le
fer doit donner au Pauvre la liberté et le pain — la terre qui produit le pain
et proclame la liberté
L'armée
ne doit pas faire la guerre, ne doit même pas être en mesure de la faire. Elle doit
conserver la paix; c'est-à-dire, l'ordre social actuel.
Rien
n'est plus misérable que la fureur aveugle et fiévreuse avec laquelle les foules
cherchent à détruire en elles les sources d'énergie, ou à en détourner le
courant, à lui donner des directions fausses, nuisibles et ridicules.
Il
est certain qu'elles obéissent, en agissant ainsi, à la voix des mauvais apôtres
qui les empoisonnent de leurs prédications, mais elles y trouvent aussi un
pitoyable plaisir.
Elles
échappent ainsi à elles-mêmes, aux appels d'une indépendance qui les terrorise
parce qu'elle leur donnerait des responsabilités. Elles échappent ainsi à la
pression des faits multiples qui, en élargissant le champ d'action de l'homme,
le rapproche de plus en plus d'un bonheur qui ne lui paraît pas fait pour lui.
On
peut tout dire d'un mot : ces civilisés ont peur de la civilisation.
Qu'est-ce
que la civilisation? C'est la mise en oeuvre de toutes les possibilités de
destruction et de création, c'est à dire d'action, qui tendent au développement
complet et au bien-être de l'existence humaine. C'est la reconnaissance de ces
deux faits indiscutables : Nous sommes des hommes; nous habitons une planète
qui s'appelle la Terre.
Il
n'y a que deux états possibles à l'homme : l'état de barbarie et l'état de
civilisation.
Il n'existe point d'état intermédiaire. Le sauvage qui n'a encore mis à
son service que quelques agents naturels; qui n'a créé que quelques ;
qui n'a entre ses mains qu'un nombre réduit de possibilités; mais qui
n'en néglige, n'en déforme et n'en supprime aucune — à commencer par la
plus grande de toutes, l'existence humaine, à laquelle la terre confie
les germes de l'avenir — ce sauvage-là est un civilisé.
Le
civilisé qui a entre ses mains un grand nombre de possibilités, mais les déforme
ou refuse de s'en servir; qui n'a ni la compréhension, ni le respect de
l'existence humaine; qui a laissé s'établir et se fortifier des institutions néfastes
dont le seul rôle est de s'opposer à son libre développement physique, à
l'essor audacieux de sa vie morale — ce civilisé est un barbare. — L'usage fait
par ce civilisé de ses facultés et des découvertes qui se succèdent tous les
jours, est dérisoire. Le nombre d'existences humaines et animales sacrifiées sans
trêve à son imbécillité est effrayant. Les institutions dont sa sottise a
permis la création et que sa lâcheté persiste à conserver, sont sanguinaires, dévoratrices
d'hommes.
L'ère
de l'égoïsme va s'ouvrir; de l'égoïsme qui procède de la compréhension équilibrée,
et justement orgueilleuse, des instincts; de l'égoïsme franchement avoué,
activement manifesté, et qui refuse de se laisser entraver par l'hypocrisie des
dogmes, l'imbécillité des formules et la barbarie des systèmes; de l'égoïsme,
seule force naturelle et vraie.
Si
l'égoïsme n'existe point, l'individualité est impossible; par conséquent, la
liberté et l'égalité — c'est-à-dire, pour tout exprimer d'un mot, la
solidarité.
L'existence
du sentiment religieux est en raison exacte de l'absence du sentiment de
solidarité humaine.
(nb :
D. est dans la solidarité, le partage, la vie)
Quand
la force est érigée en monopole de
classe; la caste militaire est créée.
Et
cette classe étant généralement composée de gens d'intelligence pauvre, son
pouvoir est contrôlé et dirigé par une autre caste, qui s'est fait une
spécialité de la ruse, de l'artifice et du mensonge — la caste sacerdotale.
Ce
qui est obscène, et vicieux, et horrible, ce sont les entités et les
abstractions malsaines; les dogmes de la vénération obligatoire, de l'obéissance
passive, de la résignation nécessaire, de l'affection forcée; les préceptes antinaturels
d'humilité, de chasteté, qui ont pour corollaires l'esclavage de l'enfant et la
prostitution de la femme; les mythes abrutissants; les légendes sanguinaires, légendes
de dieux crucifiés pour le salut du monde, légendes d'hommes égorgés pour la
gloire de leur drapeau.
Ce
qui est indécent, immoral, c'est le mensonge qui exalte l'esprit aux dépens de
la chair, qui établit une contradiction entre eux afin de conduire l'esprit à
l'imbécillité et la chair à l'hystérie; ce qui est abominable, c'est
l'imposture qui sépare l'homme du citoyen, afin de faire de l'homme une bête de
somme et du citoyen une bête sauvage.
Ce
qui est infâme et sale, c'est la permanence, devant la face de la nature, de
toutes ces abominations; des malpropres images taillées et des squalides formules
de papier qui les symbolisent ; des monuments qui les abritent. Ce sont des
choses dont on s'apercevra lorsqu'apparaîtra, au grand jour, la face livide des
idoles.
le
destin, tel qu'il existe aujourd'hui, est un simple produit de l'usine
bureaucratique qui fonctionne pour le compte de l'Etat et de l'Eglise.
«
A présent, c'est la Politique qui est la Fatalité, » disait Napoléon à Goethe.
C'est
très vrai; et ce qui ne l'est pas moins, c'est que la politique ne varie pas :
elle consiste simplement dans l'asservissement des pauvres aux riches.
Cette
fatalité, sinistre parodie du destin, est imposée à l'homme par l'homme, grâce
à l'intermédiaire des institutions politiques, sociales, religieuses,
commerciales;
elle n'appelle pas au combat pour la vie, la réalité intégrale de l'homme, mais
développe l'une puis l'autre de ses facultés aux dépens de ses autres
possibilités et de tous ses instincts.
Elle
le condamne à faire passer son âme par une filière de résignations abjectes et
d'ignominieuses tolérances; elle le dégrade, elle l'abrutit. Sous la patte
grasse de cette ridicule caricature du Sort, l'Individu disparaît; c'est un
mannequin qui prend sa place, un automate à l'étiquette professionnelle,
nationale, ou nationaliste.
A
des esclaves, qui sont prêts à tout accepter, les tyrans n'épargnent rien.
C'est
le fanatisme de la liberté, seul, qui peut avoir raison du fanatisme de la
servitude et de la superstition.
L'homme
s'efforce de plus en plus de trouver pour sa vie une base rationnelle matérielle.
Plus il développe sa conception d'une existence simplement établie sur des
réalités, plus les abstractions et les dogmes de la religion perdent de leur
consistance factice et s'évanouissent.
« Dès
que vous abolissez le surnaturel, dit Guizot, la religion disparaît
». En fait, la religion dépérit de plus en plus dans toutes les religions; et
même dans le « vieux divin calvinisme », comme disait Carlyle. Plus le
caractère surnaturel des religions disparaît, plus s'élargit la conception que
se fait l'homme d'une assise matérielle pour une existence heureuse et libre;
plus, aussi, cette notion se simplifie.
Et
en même temps, apparaît constamment davantage le fondement véritable des
religions, surtout de la plus puissante, de la plus unifiée et de la mieux
organisée d'entre elles : la religion catholique-romaine. Il devient évident que
cette base, amenée à sa plus simple expression, est exclusivement matérielle.
Et
il se trouve que c'est la base même sur laquelle l'homme libéré doit fonder son
existence. C'est la propriété de la terre. La base du pouvoir de Rome,
c'est d'abord la possession de la terre; ensuite, l'existence des édifices religieux
qui la couvrent; puis, la cohésion des innombrables associations, ordres
monastiques, qui travaillent par tous les moyens à la conquête du sol. Le
Prêtre a besoin de la propriété individuelle de la terre, qui lui en garantit
la tranquille jouissance et qui lui assure, dans l'égoïsme des privilégiés qui la
possèdent en même temps que lui, un solide rempart contre les revendications des
déshérités.
L'Homme
a besoin de supprimer la propriété individuelle du sol, de façon à pouvoir
établir immédiatement, sur la terre enfin délivrée, toute la somme de liberté
et d'égalité possible.
La terre
a donc été faite une assise de servitude et d'imposture; elle doit devenir une assise
d'affranchissement et de vérité ! Des mains du prêtre et de ses complices
elle doit passer entre les mains de l'homme.
L'Homme
et le Prêtre sont face à face à présent : le prêtre, encore soutenu par l'imbécillité
des masses énormes, l'homme pas encore complètement dégagé des entraves du
surnaturel; mais assez près l'un de l'autre pour se mesurer du regard et pour
se porter des coups mortels.
C'est
la terre tout entière, le sol de la patrie, qu'il faut saisir. Il ne faut pas
nationaliser la terre : ce serait commettre à nouveau la grossière erreur que commit la Révolution Française; ce serait
perpétuer le système de propriété individuelle du sol. Il faut communaliser
la terre.
L'esclavage n'existe en réalité que pour entretenir la
misère, c'est-à-dire pour perpétuer la propriété individuelle du sol.
Le
système de propriété privée ne peut exister que par l'équilibre immonde du luxe
et delà détresse. Les pauvres ne doivent pas
être libres, parce qu'ils pourraient demander le salaire de leur énorme
travail; et réduiraient ainsi la somme d'indigence nécessaire au système de la
propriété privée; le rendrait, par conséquent, impossible.
La
suppression de la propriété individuelle du sol fera disparaître l'esclavage.
Ce système de propriété, imbécile et meurtrier, étant aboli, on aura intérêt à
avoir le moins de misère possible; par conséquent, le moins de servitude
possible.
Il n'y
a pas plus de système capitaliste qu'il n'y a, à proprement parler, de parti socialiste
; un parti ne pouvant exister que pour l'action, et par des actes; tout
groupement, quelle que soit son importance, qui n'agit pas et qui ne
prend pas l'offensive, est un troupeau, un ramassis, quelque chose
comme ça, mais pas un parti.
Il
fallait donner aux déshérités le dégoût et la honte de leur misère; il
fallait, pour développer dans l'homme le respect de soi-même, le débarrasser
de son respect imbécile pour toutes les institutions; il fallait, au lieu
de prêcher aux masses un nouvel évangile aussi vain et aussi ridicule que ceux
qui le précédèrent, leur faire comprendre ce que c'est que la patrie; il
fallait leur démontrer que la patrie, c'est la terre de la patrie; et que, pour
arriver à la posséder, il faut se résoudre à se délivrer à jamais de toute
servitude
Si,
au lieu de se claquemurer dans les dogmes d'une science de pacotille avec le
fanatisme de l'ignorance incurable, les Socialistes avaient cherché à savoir ce
que c'est en réalité que le capital, ils se seraient rendu compte de la raison
d'être actuelle de l'Etat; ils auraient été amenés à comprendre qu'il n'y a
pas d'autre richesse que la vie; que, par conséquent, les dogmes
et les formules sont de misérables choses, dont l'effet est de diminuer
la diversité de cette richesse; richesse dont la nature place la source
dans l'homme et que toute règle est impuissante à produire; ils
auraient compris que, pour la vie de l'individu et celle de la nation, la
liberté et l'égalité sont indispensables.
Ils
auraient compris que toutes les questions économiques se résument dans la
question du seul capital, c'est-à-dire, de la terre; et que, pour tout dire
d'un mot, toute la question économique est simplement la question patriotique.
Ils
auraient, alors, cessé tout rapport avec les régimes existants; ils n'auraient
pas parlé de conquérir les pouvoirs publics, mais auraient essayé de les
détruire, puisque leur seul rôle est d'empêcher l'expansion de la vie, de
l'appauvrir, de la supprimer. Ils auraient senti que c'était par là qu'il
fallait commencer; car la vie, la joie pleine de l'existence, ne doit
point être un résultat, mais une cause, une base; point un but à
atteindre, mais une nécessité primordiale.
Il
est évident que les gouvernements, qui savent bien que toute
leur puissance réside clans leur machinisme exécutif, devaient être
enchantés de voir le socialisme à système ne tenir aucun compte de ce
machinisme (dans lequel le trouble peut être apporté si facilement) et employer
toutes ses forces à pénétrer au parlement, où sa présence ne pouvait les gêner
en aucune façon; en réalité elle pouvait même leur être utile; et elle l'a été
plusieurs fois, particulièrement en France.
C'est
pourquoi, en somme, les gouvernements n'ont montré aucune rigueur contre le Socialisme
« scientifique »; ils ne l'ont persécuté que de temps en temps, légèrement, et
simplement pour la forme, pour faire croire qu'ils le redoutaient.
D'un
autre côté, il faut remarquer que le Socialisme « scientifique », afin de revêtir
d'un semblant de réalité son existence fantomatique, a absolument besoin de la
permanence de l'Etat; ce sont seulement ses discussions et ses compromis avec
le pouvoir exécutif, discussions vaines et compromis de néant, qui lui ont
donné corps jusqu'ici. Il ne pourrait diriger son effort contre le machinisme
exécutif, attaquer l'Etat, sans qu'apparût immédiatement le caractère illusoire
de ses doctrines et l'inanité absolue de sa prétendue puissance.
Il
doit donc se contenter d'un semblant de lutte, d'un perpétuel simulacre
d'action.
(…)
Les
masses doivent avoir une politique à elles; une politique très simple, très
logique, et très intolérante. C'est une telle politique, seule, qui fera
triompher leurs revendications.
Le
mouvement de 1848 échoua parce qu'il avait subordonné les questions politiques
aux questions sociales; il ne sut pas voir que toute rénovation économique doit
avoir pour base la liberté individuelle, qui doit être basée elle-même sur une
assise matérielle, tangible; les souvenirs déformés de la Révolution française,
qu'il supposait à tort avoir donné l'essor à la liberté politique, l'égarèrent;
il ne comprit pas que, pour transformer l'ordre social, il faut
d'abord mettre la main sur le machinisme de l'Etat.
La
terre donne la vie, qui est la source de toutes les richesses, qui est la seule
richesse; elle s'oppose à ce qu'on gaspille cette richesse, à ce qu'on la
déforme, à ce qu'on l'empêche de naître.
Les
titres de propriété de ceux qui détiennent la terre sont des faux, les copies
contrefaites des vrais titres que possèdent tous les êtres humains, titres imprescriptibles,
inaliénables.
Je
ne peux pas oublier que cette révolution qui promettait la Liberté, l'Egalité et
la Fraternité, n'a donné ni la Liberté, ni l'Egalité, ni la Fraternité. Plus
d'un siècle après elle, c'est l'Inégalité qui règne; et Ton est obligé, encore,
de tuer des rois. Je ne peux pas oublier que les Pauvres ont été des dupes;
qu'ils ont été des sots de ne pas exiger que la Louisette tranchât la tête de
la Misère, d'abord; c'est la misère qu'il eût fallu guillotiner; et ils l'ont
laissée vivre.
Je
ne peux pas oublier ça. C'est tellement affreux, tellement infect, et tellement
criminel d'être pauvre, de rester pauvre!
Et,
voici : parce que vous avez été des dupes, parce que vous avez consenti à
rester pauvres, votre esclavage a été augmenté. Les armes de liberté que le
Destin avait préparées pour vous, se sont tournées en instruments de servitude.
La
Vapeur vous a subjugués. A l'appel de son sifflet vous êtes accourus, en grande
hâte. Elle vous a parqués comme des bêtes. Elle vous a enchaînés dans son bagne.
Elle vous a craché à la figure le poison de son haleine et sa salive empestée. Elle
a noirci vos corps, noirci vos âmes. Elle vous a jetés à l'alcool. Elle vous a
bâti les grandes villes, qui vous pompent, mâles et femelles, avec leurs
tentacules à bubons; où l'on semble avoir honte du travail misérable et du
plaisir plus misérable encore; où
Ton vit
dans des égouts, clans des cloaques, dans des puisards; où il y a des églises
qui déclarent qu'il y aura toujours des pauvres; où il y a des écoles qui
affirment que l'homme des cavernes était un sauvage, et que l'homme des
tavernes est un civilisé. Et le soleil a disparu.
Il a
disparu sous la fumée.
La
lutte pour la vie, chez les nations réelles, est une lutte, non seulement pour
l'existence, mais pour la vie de plus en plus belle, de plus en plus aisée;
c'est une lutte grandiose de la nation tout entière contre les obstacles rencontrés
sur le chemin du bonheur, lutte inspirée par le sentiment artistique de
solidarité. Ce n'est plus le combat mercenaire et lamentable de chacun
contre chacun et contre tous, pour l'acquisition de soi-disant avantages
personnels.
Voilà
ce que je crois; ce que je crois physiquement.
Voilà
ce que je voulais dire ici, dans ce livre...
Je
ne sais pas si c'est un livre.
Je
voudrais que ce fût un cri.
« Je
voudrais me tenir debout sur une terre libre avec un peuple libre. »
GOETHE.
Et
c'est un cri. Et ce cri, ce n'est pas moi qui le profère.
Je
l'entends et je le répète; il faut que je le répète: — mais c'est la 'Terre
qui le hurle'.
« Venez à moi, vous qui avez faim; venez à
moi, vous qui avez soif. Venez à moi, vous qui souffrez, et je vous donnerai le
bonheur. L'ère du bonheur s'ouvrira pour vous, à jamais.
Ne
voyez-vous pas comme je vous fais signe, dans les beaux jours, lorsque mes
fleurs s'ouvrent, et que mes arbres étendent leurs branches qui vont vous offrir
leurs fruits ?
Ne
voyez-vous pas comme je vous appelle, à l'heure où mes moissons sont mûres, mes
moissons de pain et de vin, les moissons de ma chair et de mon sang ?
Ne
sentez-vous pas le parfum d'amour, l'odeur de joie, qui s'exhale de mes floraisons
et de mes maturités ?
Pourquoi
ne fêtez-vous pas Floréal ? Pourquoi ne jouissez-vous pas de Messidor ?...
Ne
comprenez-vous pas les colères qu'excite en moi votre démence ?
N'entendez-vous
pas mes cris de rage et les sifflements de ma fureur lorsque je déchaîne mes
tempêtes, lorsque mes eaux se gonflent à déborder ?
Vous
avez peur de moi, alors; vous n'auriez pas peur si vous me compreniez... Est-ce
que vous me foulerez toujours sans vous rappeler que vous avez des instincts,
des sens et des appétits, et que c'est en moi seulement qu'ils peuvent se satisfaire
?
Vous
m'appauvrissez, vous m'asservissez, esclaves de l'Illusion et du Mensonge; vous
stérilisez mes flancs, riches et fertiles par-delà tous les rêves; et je
souffre de toutes les douleurs qui vous supplicient. Prenez-moi, fécondez moi
de toutes vos pensées; aimez-moi de tout votre coeur, de toute votre âme et de
toutes vos pensées. Je vous donnerai la vie et le bonheur à tous — à tout ce
qui palpite sous le soleil.
— Et
vous lirez le nom qui est écrit sur mon front, le nom qui vous fait tous frères
: Egalité. »
Mais
il vient une Clameur ; une clameur tellement énorme qu'on n'entend plus le cri
de la Terre; et cette clameur, c'est comme la respiration même, la respiration
haletante et angoissée d'une multitude qui monte, qui monte par grandes vagues
désespérées. L'air frémit et semble fuir devant l'haleine de cette foule; sous
les pieds sanglants qui la pressent, la Terre se met à trembler.
C'est
l’armée de ceux qui ont faim : c'est l'armée des Pauvres; et parmi ces Pauvres
il y a des Riches, qui ont faim aussi. Il y a des hommes qui se lamentent ou
vocifèrent, lourds de vices, las de durs labeurs; des femmes qui pleurent,
pâles, avec des mains crispées; ou qui rient nerveusement, avec du fard sur
leurs figures; des vieillards qui portent sur leurs faces hébétées l’étonnement
puéril d'avoir pu vivre; des enfants qui semblent plus vieux que les
vieillards. Il y a des blessures qui saignent, des plaies qui suppurent, de la
fange et de la poussière de choses mortes; il y a des bouches ouvertes pour le
bâillement, pour le blasphème ou pour la prière; il y a de la folie dans tous
les yeux.
Et l'on
entend le cliquetis des chaînes.
« Oh
! vivre, vivre ! N'avoir plus à acheter la vie, à la vendre ! N'avoir plus à
compter de l'or, des sous, des liards ! Voir le Ciel, sentir la Terre, Oh !
vivre, vivre !
Etre
libres ! N'avoir plus faim ! Que faire ? Que faire ?
Savoir
que faire ! Oh I Misère, misère, misère... » (Exeunt omnes)
Tout ce qui est dit par Georges Darien à propos de la France a une portée générale, n'est-ce pas !
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