2021/09/10

Georges Darien, prophète

 



Lisez ! Lisez !!

Georges Darien a lu et compris Henri Georges, en 1898, 9 ans seulement après la publication de "Progress and Poverty" qui prouve comme un théorème mathématique que l'origine de la misère réside dans la propriété individuelle. 

(je ne sais pas s'il y a une traduction française disponible)

Mais monsieur Darien envisage d'autres vérités essentielles quoiqu'ignorées de tous, notamment la gangrène de l'esprit bourgeois ...

Ce qu'il dit de la France et des Français a une portée universelle d'autant plus forte que la nature perverse des gouvernements quels qu'ils soient s'est révélée en grand depuis le Corona !


Extraits

(en gras, c moi, en italique, c'est l'auteur)


'Kermesse de servitude'


BIRIBI

 

Je ne l’avais pas adopté assez vite, cet état d’esprit que les adjudicataires d’habillements militaires fournissent à trois cent mille hommes, en même temps que leurs vêtements en mauvais drap et leurs chaussures en cuir factice. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. Un mois de plus, je le répète, j’étais dressé, et je faisais un soldat.

 

Mon séjour à Vincennes a tout changé.

Je ne suis pas un soldat.

– Vous n’êtes pas un soldat ! Vous êtes un malheureux !

 

C’est le colonel, entouré de tous les officiers du régiment, qui vient de me dire ça en passant une revue de chambres.

J’avais cru jusqu’ici que les deux termes : soldat et malheureux, étaient synonymes. Il paraît que non, car il a ajouté :

– Les soldats, on les honore. Les malheureux comme vous, on les fait passer par des chemins où il n’y a pas de pierres.

 

Là-dessus, tous les officiers m’ont fait de gros yeux terribles. Je m’y attendais : le colonel avait l’air furieux. S’il avait eu l’air gai, ces messieurs auraient fait leur bouche en cul de poule.

J’ai toujours désiré avoir un colonel qui eût l’habitude de priser. Je suis convaincu que, chaque fois qu’il aurait sorti sa tabatière, les officiers auraient éternué.

 

En attendant, je dois passer incessamment par un chemin où il n’y a pas de pierres. Quel est ce chemin ? Je l’ignore, mais je sais très bien qu’il ne me conduira pas à Rome, quoi qu’en dise le proverbe. Les différents chemins que je suis depuis onze mois me mènent toujours au même endroit : la prison.

 

Je n’en sors plus, de la prison ; ou, quand j’en sors, c’est pour attraper bien vite une nouvelle punition qui m’y réintègre pour un laps de temps déterminé, par le bon plaisir de qui de droit.

Mon domicile habituel se compose d’une salle oblongue, privée de jour et dont l’atmosphère est continuellement viciée par des émanations qui s’échappent d’une espèce d’armoire mal fermée.

 

Cette armoire est l’antre de Jules, Jules, l’inséparable compagnon des prisonniers, l’urne lacrymatoire des affligés. On le blague bien, ce pauvre Jules, mais comme, au bout du compte, il est indispensable, on ne lui en veut pas de faire sentir trop autocratiquement sa présence ; et c’est tout au plus si on lui tire un peu brutalement les oreilles, le matin, pour le punir d’avoir, pendant la nuit, abusé de la permission à lui accordée de repousser du goulot.

Mon lit se compose de quelques planches inclinées et d’un couvre-pieds troué que le brigadier de garde me passe tous les soirs, couvre-pieds sur lequel les puces livrent aux punaises des batailles acharnées.

 

On me fait sortir plusieurs fois par jour, ainsi que mes camarades, pour nous permettre de nous livrer à des exercices variés et intelligents.

 

Nous commençons par la corvée des latrines ; après quoi nous nettoyons les abreuvoirs. Puis, nous passons au balayage.

Le balayage est notre occupation dominante ; nous balayons partout, nous n’oublions rien ; nous nous montrons impitoyables ; le moindre fétu de paille ne trouve pas grâce devant nous ; et si, par hasard, un crottin apparaît, nous nous précipitons dessus comme des dévots sur un morceau de la vraie croix. Aussi, il est certainement impossible de trouver une cour plus propre que la cour de notre quartier. Une seule chose m’étonne : c’est que nous ne l’ayons pas encore cirée.

 

Une existence pareille est bien indigne, bien vile, bien abrutissante, n’est-ce pas ?

Eh bien ! je la préfère à la vie que mènent les bons soldats, – ceux qu’on honore, – à la vie qu’on mène dans ces trois grands corps de bâtiment à cinq étages, vie d’abrutissement malpropre, de misère monotone.

 

Non, maintenant, je ne pourrai plus faire « mes cinq ans » comme les autres, courbant la tête sous les règlements, respectant les consignes, m’habituant à l’épouvantable banalité des tableaux de service.

 

Je ne pourrai plus exécuter, sans les examiner – les yeux fermés – les ordres absurdes de brigadiers ou de sous-officiers stupidifiés par le métier imbécile.

Je ne pourrai plus supporter sans murmurer l’ironie lourde ou la grossièreté bête du langage des officiers, triste langage qu’ils se transmettent les uns aux autres, au mess ou au cercle, comme les cabotines de café-concert de bas étage se repassent, dans la coulisse, leurs gants fanés et leurs bijoux en strass.

 

La sensation que me fait éprouver l’état militaire n’est plus une sensation d’ennui, c’est une sensation de dégoût. Dégoût terrible, continuel, et d’autant plus invincible que je me suis efforcé de le vaincre.

 

Oui, j’ai essayé d’en avoir raison tout d’abord, en revenant d’une permission de quatre jours, que j’avais passée à Paris, peu de temps après mon arrivée à Vincennes.

J’avais quitté, chez un camarade, mon pantalon basané et mon shako en cuir bouilli pour reprendre des vêtements de civil. Et, tout d’un coup, je m’étais senti plus léger, plus dispos, délivré d’une gêne énorme, les épaules dégagées du manteau de plomb des règlements, – libre. –

 

Je m’étais trouvé tout étonné de pouvoir agir à ma guise, sans nulle contrainte, me demandant presque si c’était bien vrai, me secouant et regardant en dessous, comme le chien longtemps enchaîné à qui l’on vient de retirer son collier.

Chose étrange ! en dépouillant mon uniforme, j’avais dépouillé les tristes idées que j’avais acquises depuis mon entrée au service et j’avais retrouvé la faculté de penser.

Pour la première fois depuis plusieurs mois, pendant ces quatre jours, j’ai pensé, j’ai réfléchi, j’ai raisonné ; je me suis aperçu que j’ai joué cinq ans de ma vie à pile ou face et que le profil qui reste à découvert me fait une vilaine grimace.

 

Ah ! je l’avais bien prévu dès le premier jour, le jour où j’avais signé de si mauvais coeur ma feuille d’engagement, je l’avais bien prévu, que je ne ferais pas à l’armée, comme me le demandait mon oncle, l’honneur de mon pays et la gloire de ma famille. Mais, au moins, j’avais espéré que je pourrais y passer bêtement, mais tranquillement, les cinq années que je ne pouvais passer ailleurs.

Et maintenant, j’en suis à me demander s’il n’aurait pas mieux valu faire le soldat imbécile, le numéro matricule que j’aurais fait si j’étais resté à Nantes, que de venir à Paris chercher l’aversion de ma profession, la haine de mon esclavage.

 

Car, maintenant, c’est fait. Les résolutions de soumission et d’obéissance que j’ai abandonnées, je n’ai plus pu les reprendre.

Je les ai laissées où elles étaient tombées, comme ces loques par trop sordides qu’un chiffonnier expulse avec dédain de son cachemire d’osier, qu’il remue quelque temps du bout du crochet et qu’il se décide à lâcher.

 

Depuis, je suis retourné bien des fois à Paris. Seulement, comme je n’avais pas complété ma masse, en débet, et que mon capitaine me refusait systématiquement toute espèce de permission, je m’abstenais de lui réclamer ses petits carrés de papier et je partais « en bordée ». Je passais cinq ou six jours à Paris, seul ou presque seul, ne fréquentant que quelques camarades qui n’avaient pas toujours le temps de s’occuper de moi. Ma famille, je ne la voyais pas, naturellement. Quant au reste, je n’avais jamais connu que deux ou trois gamines, belles de la beauté du diable et bêtes comme des enseignes de modistes, qui s’étaient envolées je ne savais où.

 

Pendant des journées, j’allais par les rues, flânant, me laissant guider par ma fantaisie, buvant avidement l’air libre. Là seulement je me sentais vivre, et bien des fois, en pensant aux années de servitude qui m’attendaient encore, l’envie m’est montée au coeur de terminer une de ces bordées par le suicide. Je revenais pourtant, ne voulant pas être puni comme déserteur, furieux contre moi au moment de rentrer au quartier.

Je me reprochais le triste courage qui me portait à franchir la grille. J’aurais remercié avec effusion un passant qui, d’une poussée brutale, m’aurait jeté à l’intérieur.

Immédiatement, j’étais mis en prison ; l’absence illégale, voilà le principal motif de mes punitions. J’en ai encore quelques- unes pour ivresse. Mon Dieu, oui ! Je me suis piqué le nez quelquefois…

 

On me punit aussi assez souvent pour réponses inconvenantes.

Je suis inconvenant, c’est vrai, mais ce n’est pas tout à fait de ma faute. C’est une mauvaise habitude qui m’est venue tout d’un coup, à la suite d’avanies faites de gaîté de coeur, de vexations idiotes, d’affronts de toutes sortes que longtemps j’avais avalés sans rien dire.

 

Un beau jour, j’ai découvert que ce parti pris d’injures m’avait gonflé le coeur, aigri le caractère, comme ces gouttes d’eau qui, tombant une à une, commencent par glisser sur la pierre et finissent par la creuser.

 

Mon horreur, ou plutôt mon dégoût de l’état militaire est maintenant si grand que je m’estime fort heureux de ne plus partager l’existence de ces hommes, mes camarades, que je vois aller et venir par la chambre, depuis que le colonel est sorti, marchant sur la pointe du pied, parlant bas, n’osant pas se montrer aux fenêtres, le grand chef se promenant encore dans la cour du quartier.

 

Toute la semaine, ils ont vécu ainsi, courbaturés par la répétition inutile des mêmes manoeuvres et des mêmes exercices, terrorisés par les dogmes de la religion soldatesque, pliés en deux sous le respect et la peur que leur inspire la doctrine de l’obéissance passive.

 

Véritables bêtes de somme pour la plupart, loupeurs pour le reste, mal nourris, mal logés, blanchis le long des murs, dépouillés de toute espèce d’idée, les mêmes expressions et les mêmes locutions revenant sans cesse dans leur langage imbécile, ils n’ont plus que deux préoccupations, ils n’éprouvent plus que deux besoins : manger et dormir.

 

Et, aujourd’hui, dimanche, comme ils ont la permission de sortir, ils vont aller traîner leurs sabres dans les rues, bêtement, deux par deux ou trois par trois, s’entretenant encore – exclusivement – pendant ces quelques heures de pseudo-liberté, des détails du service, des commandements, des consignes – esclaves si bien faits à leur servitude qu’ils ne savent plus, au moment du repos, parler d’autre chose que des coups de fouet qu’ils ont reçus ou de la solidité de leur manille. –

Puis, ils s’en iront dans les cabarets louches, dans les ruelles où l’on vend de l’eau-de-vie qui râpe la gorge et du vin qui violace les comptoirs. Ils s’attableront là, cinq ou six devant un litre, chantant à tue-tête :

C’est à boire qu’il nous faut !… en attendant que la nuit tombe et qu’ils puissent aller s’engouffrer, gueulant bien fort et se tenant par les bras, dans ces bouges où il faut faire la queue, quelquefois, comme au théâtre, devant la porte des putains.

 

Ô bétail aveugle et sans pensée, chair à canon et viande à cravache, troupeau fidèle et hébété de cette église : la caserne, et de sa chapelle : le lupanar !

 

Ah, oui, je rejoindrai tout à l’heure, avec plaisir, la « boîte » dont je suis sorti hier et où je dois rentrer bientôt, le rapport me portant ce matin huit jours de prison pour réponse insolente.

Plutôt la prison que le spectacle de cet avachissement stupide, de l’écoeurante banalité de cette vie misérable !

Plutôt la désertion – le seul vrai remède peut-être – plutôt tout que de jouer un rôle, puisque j’ai conscience de son indignité, dans cette comédie ignoble, dans cette parade où Mangin s’impose aux spectateurs et arrive, à force de donner des coups de pied dans le derrière de Vert-de-Gris, à se faire prendre au sérieux – même par sa victime.

 

 

LA BELLE FRANCE

 

Si les Français vénéraient la Bible, ou du moins s'ils la lisaient, ils y trouveraient bien des passages qui pourraient les intéresser et leur être utiles. Ils apprendraient que la chose la plus indispensable à l'homme, c'est le caractère, qui lui permet de penser librement, d'avoir des idées à lui, et d'agir d'après ces idées; que la force consiste moins dans la longueur de l'épée qui vous pend au côté que dans l'énergie qui vous vibre au coeur ; qu'il est mauvais de se prosterner devant des images taillées et des idoles vivantes ; qu'il faut avoir confiance en soi-même, et non dans les alliances, qui sont toujours douteuses; qu'il ne faut ni opprimer, ni subir l'oppression ; et qu'on doit haïr le mensonge, l'iniquité et les simulacres.

Il y a beaucoup de belles choses écrites clans la Bible ; et beaucoup de belles choses, aussi, qui n'y sont point écrites et qui y sont tout de même. Mais il faut faire un effort pour les comprendre. Et un effort est impossible quand on a été poussé au sommeil peuplé de cauchemars, à coups de fouet, par le soudard qui garrotte les instincts pour estropier l'indépendance, et par le prêtre qui pervertit l'entendement afin d'étouffer la conscience.

 

Les Français sont descendus à croire que l'apathie armée, c'est la force. Ils ont fait litière de leur volonté. La vanité, la suffisance, leur en tiennent lieu. Ils se sont institués, gratuitement, le centre de tout, le point de comparaison dont ils rapprochent tout, le modèle sur lequel ils prétendent tout régler; et la hauteur dont ils font preuve n'est qu'une nuance de la bassesse. Car ils se sont résignés à n'exister plus par eux-mêmes, à n'être quelque chose que par les impôts qu'ils payent et les exactions qu'ils subissent. Ils sont unanimes, ou peu s'en faut, dans l'acceptation de la servitude.

Ils ne sont pas les seuls, certes, qui soient trompés par les gouvernements exploiteurs de peuples ; mais ils sont les seuls qui demandent à être trompés. Ils ne rejettent point la liberté par défaut de lumières, mais par orgueil bête et aveugle, par veulerie tenace, par parti-pris de stagnation. Le sentiment de la personnalité humaine comprimée, qui cause tant de douleur aux êtres forts, n'est plus une source de souffrance pour eux.

Le sens moral, qui est le sens de l'action, leur manque. Ils ne savent plus ce que c'est qu'un acte ; ils en sont aux agissements. Et l'on dirait que la seule chose entière qui reste en eux, c'est cette rage interne, cachée dans les plus noirs replis de l'amour-propre, qui soulève en secret l'être ignorant, pusillanime et pervers contre tout ce qui vaut mieux que lui. La défaite trempe le caractère d'une nation ; ou le brise.

 

La France a toujours affirmé qu'elle avait « une mission civilisatrice. »

L'exagération est ici tellement manifeste que toute discussion devient inutile. Que la langue française ait servi de véhicule, à travers le monde à de grandes idées, pour la plupart d'origine étrangère, cela n'est pas niable; reste seulement à savoir quel prix eurent généralement à payer, dans leur pays, ceux qui exposèrent ces idées, et quels sentiments d'estime et d'admiration singulières ils professaient pour la France. Mais, de là à conclure à une mission civilisatrice, il y a loin. Et si l'on voulait s'en tenir aux résultats coloniaux obtenus clans le passé et dans le présent, il vaudrait mieux ne pas insister.

La France assure aussi qu'elle a « une mission libératrice.» C'est un peu plus sérieux. Il est certain qu'elle contribua — et beaucoup plus efficacement qu'elle ne le pense — à l'indépendance des Etats-Unis. Mais la « mission » me semble commencer là et s'arrêter là. La libération de certains peuples fut souvent un prétexte à l'invasion de certains pays; mais rien qu'un prétexte. Je ne dis pas que les Français entreprirent toutes leurs guerres par pur esprit de conquête ; ils croyaient sincèrement aux motifs qu'ils invoquaient pour envahir les territoires de leurs voisins, et ce fut l'occasion seule qui les amena à les détrousser. Sincères, ils le sont presque toujours, sur le moment ; par courte vue, peut-être ; mais peu importe.

 

 

 

La tristesse de la bourgeoisie française a besoin, pour se détendre, des pollutions grasses de l'adultère physique et du jet tiède de la seringue.

Pas de vrai comique, en France, sans cocufications et sans lavements. Nulle nation ne trouva jamais autant de motifs de réjouissance dans ses infortunes conjugales et les ridicules aventures qui en dérivent, et dans ses douleurs d'entrailles.

La bourgeoisie, en effet, impose ses goûts et ses préférences au pays tout entier, qui les accepte; les farces abjectes qui plaisent au tiers-état doivent réjouir l'aristocratie et mettre le peuple en belle humeur. Le peuple a toujours été incapable de trouver des divertissements qui lui fussent propres; et l'aristocratie n'existe que pour mémoire (pour mémoire clé ses trahisons passées et de son impuissance grotesque).

Le caractère distinctif des productions que préfère la bourgeoisie est une grossièreté, une lourdeur de forme et une nullité de conception qui donnent la nausée à l'homme intelligent et l'enveloppent d'un indicible ennui. Ce caractère se retrouve clans les œuvres soi-disant sérieuses qu'apprécient les gens bien-pensants, dans les compilations soi-disant scientifiques qu'ils approuvent, dans la littérature qu'ils patronisent — littérature naturaliste, engendrée par leur appétit d'ordures, littérature psychologique, produite par leur soif d'espionnage.

— Les valets d'art qui se mettent à leur service sont en grand nombre. Leur plume ou leur pinceau ne chôme point; ils sont dirigés en leurs travaux et retenus dans la bonne voie par des pédants pompeux ou sans-façon, gardiens vigilants des grandes traditions du vieil esprit français. Francisque Sarcey fut durant de longues années, le plus notoire de ces manieurs de férules. C'était, à vrai dire, un oracle. Quand il fut mort, et même avant que les fossoyeurs eussent eu le temps de faire disparaître sa charogne, ce fut à qui exhalerait le plus haut le mépris et le dégoût qu'avait inspirés, même à ses coreligionnaires, la sottise et la malhonnêteté de ce défenseur du bon sens selon Prudhomme.

Mais, tant qu'il vécut, il put à son aise exalter l'imbécillité, glorifier l'ignorance, vilipender toute oeuvre haute et généreuse; il ne se trouva personne pour prendre au collet ce misérable et pour le souffleter des épithètes vengeresses qu'on vint plaquer sur son cercueil. Voilà une preuve de la pusillanimité honteuse qui souille le caractère français. Cette lâcheté morale produit, naturellement, les résultats qu'on en peut attendre. L'infamie de la bêtise arrive à prendre la place qu'occupait, en vertu de droits acquis, la bêtise de l'infamie. Pendant quinze ans, pendant vingt ans, le public se délecte à la lecture des contes excrémentiels du répugnant Armand Silvestre; cet épouvantable drôle, du fond d'un ministère où l'imbécillité des contribuables entretient son abjection, dirige vers les bouches béantes de la foule un jet continu d'immondices. D'autres l'imitent; les encriers sont remplacés par des tinettes. Dans la presse littéraire, qui fut fondée pour répondre aux désirs avoués d'une population de coprophages, la chaise percée fait au bidet une concurrence acharnée. Le livre, le théâtre, illustrent les annales du cabinet de toilette, des cabinets.

On se rue à des spectacles comme le Coucher de la mariée; on s’écrase aux réceptions du Pétomane. On s'amuse, en France.

Ah ! il faut avoir une terrible désolation dans l’âme pour s'amuser de cette façon-là ! Et la bourgeoisie, par le navrant étalage de sa gaîté puante et lugubre, démontre quelles frayeurs angoissantes lui pétrissent le coeur, quel désespoir l'étreint; elle veut rendre celte gaîté obligatoire; l'imposé aux troupeaux d'esclaves en chapeaux hauts de forme dont l'ambition consiste à singer leurs maîtres; l'organise non seulement à Paris, mais même dans les provinces; l'expose à l'étranger, autant que possible.

Car il faut qu'on continue à parler cle la gaîté française, à dire que la France est le pays du rire et de l'esprit.

Du reste, on peut le dire; c'est vrai, au moins en partie. Il y a du rire et de l'esprit en France. Seulement, on n'en trouve ni dans la bourgeoisie ni chez les bouffons à ses gages. C’est clans le peuple qu'on en rencontre, et tant qu'on veut; et même de la gaîté; et même plus que de la gaîté.

Je ne parle pas simplement du profond sens comique du peuple, de sa perception vive, de sa finesse qui transparait même sous ses fanfaronnades, de sa clairvoyante ironie saupoudrée de blague, de la force amère et tranchante de sa moquerie.

Je parle de cet enthousiasme naïf et puissant; de cette exaltation un peu expansive, toute en admiration, qui sait encore en  rester de là; de cette exubérance de l’âme qui pousse l'être à partager ses plaisirs, l'y oblige; de cet intime frémissement causé par l'absorption de la vie, et qui crée des ondes fraternelles.

C'est cela, la joie qui prouve la force de l'esprit; qui indique la misérable faiblesse de celui des classes possédantes, incapable de joie, capable seulement de gaîté morne et infecte. La Joie est une poussée de forces vives, franches et jeunes, que peut arrêter bientôt le mur d'airain de la Bastille sociale, mais dont la source ne tarit point, car elle se trouve dans la conscience de la Vie.

La Gaîté, au contraire, trouve sa source dans le sentiment de l'agonie morale, clans la conscience de l'Ennui. La Joie est une avec l'être. La Gaîté est extérieure à l'être. La Joie est un résultat. La Gaîté n'est, souvent, qu'une marchandise. La gaîté française, telle que la Bourgeoisie tricolore la présente au monde, est une marchandise frelatée, sophistiquée, avariée, empoisonnée, pourrie.

Le monde devrait, par simple propreté intellectuelle, la rejeter avec dégoût. Le peuple français, s'il avait tant soit peu le respect de lui-même, mettrait immédiatement un terme à l'expression publique et quotidienne de cette soi-disant gaîté.

Il refuserait de se laisser imposer les admirations bourgeoises, les calembours bourgeois, les vaudevilles bourgeois, toutes les immondices bourgeoises. Il prendrait possession de la direction de l'intelligence française, dont la Bourgeoisie, qui l'a usurpée, est indigne à tous les points de vue; il ne permettrait pas à cette crapuleuse minorité de déshonorer, elle le fait de parti-pris, la réputation de l'esprit français et de continuer a recouvrir l'or des gloires réelles avec le fumier des réputations postiches. Il démontrerait, par des actes, ce que prouve déjà sa joie intellectuelle, que c'est en son esprit qu'est la force.

Mais il faudrait, pour cela, qu'il pût avoir pleine conscience de sa force, de sa joie et de son esprit; les armes nécessaires à son salut sont dans ses mains, mais il n'en sait rien; on l'empêche de le savoir. Ce seront peut-être la saleté morale et la tristesse de ses tyrans qui lui ouvriront les yeux sur leur faiblesse, sur leur définitive pourriture.

En effet, quelle que soit la cécité morale du peuple et quelque attaché qu'il soit à son aveuglement, il viendra bien un moment où il sera obligé de s'apercevoir que ce qu'on lui donne comme gaîté n'est que désolation; que ce qu'on lui donne comme esprit n'est que misérable sottise; que ce qu'on lui donne comme force n'est que pitoyable faiblesse.

Il s'apercevra alors que les calembours du vaudeville, les flonflons du café-concert, l'assourdissante chaudronnerie des musiques militaires, le rire gras de la presse à scandales et les hoquets hystériques de la littérature patentée sont les éléments nécessaires de l'épouvantable cacophonie qui doit étouffer ses gémissements, ses plaintes et ses cris de révolte. Il s'apercevra de tout ce qu'il y a de dégradant el d'abject clans son acceptation d'une oppression intellectuelle aussi grossière, dont les motifs sont aussi clairs à deviner et les résultats aussi faciles à constater.

Il se rendra compte que c'est en lui, en lui seul, que résident la joie, l'esprit et la force. Et

L’exaltation que produira cette découverte lui donnera l'énergie nécessaire au nettoyage définitif de l'intelligence française, depuis si longtemps déshonorée, salie et corrompue par les dégoûtants coquins de la bourgeoisie.

Non seulement ces sacripants sont lugubres, plats, et d'une répugnante saleté morale, mais ils sont dépourvus de la plus simple notion de goût. Ils sont même arrivés, sous des prétextes idiots et mensongers de nécessités commerciales, à éliminer des productions françaises le goût dont les avait marquées si longtemps l'intelligence du peuple.

Le goût français n'existe plus, parce que la hideuse bourgeoisie française, étant incapable de l'avoir et même de le comprendre, l'a proscrit. Sottise, ignorance, jalousie. Surtout, malhonnêteté.

« Il faut avoir de l’âme pour avoir du goût, » disait Vauvenargues; et avoir de l’âme, c'est être moral, honnête; c'est sentir la vie vibrer autour de soi, en soi; c'est se sentir vivre clans de la vie. Les classes dirigeantes françaises se sentent crever clans l'imbécile corruption qu'ont engendrée leur avidité, leur égoïsme idiot, leurs impostures; elles se sentent crever sur une terre qui n'est point la leur, dans un pays qui leur est étranger, avec les sentiments, les aspirations duquel elles n'ont rien de commun.

 

La seule chose que la bourgeoisie était capable de créer, qu'elle ait pu faire sortir de sa misérable conception de l'existence, c'est la laideur. Rien ne pèse d'un plus grand poids sur les libres élans de l’âme, ne les comprime mieux, que la laideur.

C'est comme une lourde dalle enfermant à jamais l'Individu dans l’in-pace où l'ont conduit sa lâcheté, sa ridicule confiance, et l'y murant clans la nuit.

Gouvernants et gouvernés végètent lamentablement dans la laideur. Us ne vivent point, naturellement. La laideur de l’existence de la bourgeoisie est doublée d'une saleté morale — hypocrisie, rapacité, mensonges, conventions de toutes sortes — qui l'exagère encore, mais qui la met en concordance exacte avec l'esprit bourgeois.

Etant donnée l'âme bourgeoise, on ne conçoit pas pour elle une autre existence que celle qu'elle s'est créée. A cette âme-là, il faut cette vie-là. Le mouvement des vers, l'agitation des asticots sont produits par l'immobilité des charognes.

La laideur de l'existence du peuple est doublée d'une saleté morale fort grande, bien qu'elle soit loin d'atteindre au niveau de celle de la bourgeoisie; mais elle est doublée, surtout, d'une saleté physique énorme qui empêche les Pauvres de se rendre compte de la hideur qui les étreint de toutes parts.

C'est cette saleté physique qu'il faudrait combattre avant tout pour permettre au peuple de reprendre conscience de sa réelle valeur; et le seul moyen efficace de la combattre, c'est d'en faire honte au peuple; de lui démontrer que la crasse et la poussière cimentent, pour ainsi dire, les pierres de sa prison, empêchent les rayons du jour, qui pourraient filtrer par leurs interstices, de parvenir jusqu'à lui.

Tant que les Pauvres, au lieu de réduire et de supprimer leurs besoins, ne chercheront pas à les sentir et à les augmenter, ils seront condamnés à la laideur et à la saleté. Il faudrait, tout de même, qu'ils prissent le parti de se demander si l'existence qui leur est faite, au début du xx° siècle, ne conviendrait pas mieux à des animaux qu'à des hommes.

Ceci est dérisoire : on enseigne au peuple qu'il y a des choses respectables, mais on ne lui apprend jamais qu'il y a des choses belles. Or, les seules choses respectables sont les choses belles. Toutes les choses qu'on présente au peuple comme respectables, et qui ne sont pas belles, sont méprisables; dégoûtantes; des ordures. L'autorité, l'obéissance, l'abnégation, ne sont pas belles; par conséquent, pas respectables.

Il y a de hautes conceptions philosophiques, artistiques, qui sont respectables, étant belles; on n'en parle point au peuple. On ne lui dit pas que la Vie est respectable, et que la Beauté l'est aussi. Si on le lui disait, si on le lui apprenait, il se rendrait compte de l'ignominie purulente de la moralité actuelle, et cracherait dessus.

Les pauvres sentent vaguement l'abomination de la laideur qu'on leur impose, et en souffrent. Ils en souffrent comme on souffre dans un cauchemar; façon de souffrir bien française. C'est en France surtout que l'opium de la misère, le vin d'amertume de la pauvreté, opèrent comme de puissants narcotiques. La logique disparaît pour faire place aux songes. La perception nette devient une vision brumeuse.

Les rêves des Français ne sont point créés peu à peu par les faits, les symbolisant en quelque sorte; ils sont complets en naissant, cadres commodes pour les sensations et les sentiments à venir, qui se cristalliseront en des formules consacrées, d'allure énigmatique et prétentieuse. Car les Français, manquant généralement d'esprit critique, portent leur effort vers l'immuable et l'universel. Leur idéal doit être très haut, à ce qu'ils croient, dégagé de relations contingentes, et d'une permanence indubitable.

Ils tirent plutôt des horoscopes que des conclusions. Ils vont jusqu'à tourner des faits réels en utopie, par manque de raison historique et pratique.

C’est ainsi que les Pauvres français, tout en souffrant vaguement de la laideur qui les enserre, ne peuvent considérer la Beauté que comme une chose indépendante de la vie, à part des réalités quotidiennes, extra-terrestre. La pauvreté de leur âme la réclame; cric vers elle, clans sa détresse. Mais c'est comme une invocation à une puissance invisible dont on n'attend que le silence, qui restera sourde aux appels.

S'ils étaient cloués du moindre sens historique, les Français comprendraient que leur existence, dès maintenant, ne peut avoir d'autre base que la compréhension et le culte du beau. S'il avaient le moindre sens pratique, ils verraient qu'ils doivent échapper, sous peine de mort, à la griffe des gredins sans esprit, sans âme, sans savoir — Prudhommes et Mayeux dirigés par Tartuffe — qui font de leur vie quelque chose de terre-à-terre et de misérable, une triste, laide et sale chose, un esclavage nauséabond dans lequel il n'y a point place pour l'Art.

La compréhension, le goût de l'Art, sans lesquels la France ne doit espérer vivre, ne peuvent exister que dans un pays où il y a exubérance, grande liberté de vie; où le bonheur, par conséquent, est général; car l’art est le fruit de la beauté humaine; et pas de beauté sans bonheur. L'Art forme alors, par contraste nécessaire, le complément de la vie. Le calme hautain, la majesté sereine de l’art ne peuvent exister, être compris par eux-mêmes; ils doivent reposer sur l'agitation intelligente et multiforme, sur l'immense joie de la vie, dont ils émanent et qu'ils créent.

Question d'esclavage ou de liberté.

 

 

Il n'y a rien de plus touchant que la bienveillance et la compassion dont les Pauvres font preuve les uns envers les autres; que l'aide qu'ils s'apportent entre eux; que leur esprit de sacrifice; que leur amour du travail; que l'instinct sûr qui leur fait comprendre l'utilité de la résignation et la nécessité de la souffrance; que leur simple et profonde honnêteté. Ce sont là des vertus, ou je ne m'y connais pas.

Sans ces vertus, l'existence des Pauvres telle qu'elle est serait vraiment impossible. Les bourgeois ne l'ignorent pas. Bien qu'ils n'aient pas l'habitude d'en faire usage pour eux-mêmes, ils savent quelle est la valeur de ces vertus et tout le parti qu'on en peut tirer lorsqu'elles sont mises en pratique par d'autres.

Donc, les Pauvres sont vertueux; et leur existence actuelle est possible; et ils continuent — chose tellement Importante ! — à ignorer ce que c'est qu'une Patrie. Toute une organisation savante— politique, judiciaire, militaire, qui, à vrai dire, n'est qu'un, échafaudage hétéroclite de vieilles formules tyranniques — les aide à se maintenir dans cette heureuse ignorance.

Cette organisation coûte cher, et les pauvres en supportent tous les frais avec un plaisir dont on ne peut douter. Ils entretiennent aussi une sorte d'organisation industrielle et commerciale, qui ne constitue pas précisément un système, mais une espèce de société anonyme de déprédation; et dont le rôle, comme adjuvant de l'organisation administrative, n'est pas sans prix. Ce prix, les Pauvres le connaissent, naturellement.

On ne peut pas être Français pour rien. C'est un grand bonheur d'être Français; c'est un grand honneur aussi; seulement, ça coûte; ce n'est pas à la portée de toutes les bourses. Malgré tout, c'est à la portée de la bourse des Pauvres. Ils reculent devant tout effort qui pourrait faire d'eux des hommes, mais ils n'hésitent devant aucune dépense qui pourrait faire d'eux des Français. En effet, ils pensent que lorsqu'ils ont payé leurs impôts, leurs tributs et leurs redevances de toute nature, ils ont acquis le droit de se dire Français. Ils ignorent, veulent ignorer, que la qualité de citoyen d'un pays ne s'acquiert point, mais se prend. Etre Français ne veut pas seulement dire : appartenir à la France: cela doit signifier aussi : posséder la France. L'aristocrate, le bourgeois, possèdent la France; la preuve, c'est qu'ils la vendent. Ils n'appartiennent pas à la France; la preuve, c'est encore qu'ils la vendent. L'ouvrier, le pauvre, appartiennent à la France; la preuve, c'est qu'on les fait mourir pour elle.

La France ne leur appartient pas; la preuve, c'est qu'on ne leur permet de vivre que pour l'aristocrate et le bourgeois.

L'existence du Pauvre n'est admise, en fait, qu'autant qu'elle est nécessaire à l'existence du bourgeois. La qualité de Français, que le Pauvre croit avoir achetée, il ne l’a pas. Ce n'est point un titre régulier qu'on lui a vendu; c'est un faux. En échange de l'argent qu'il a apporté, encore tout humide de ses sueurs et tout mouillé de son sang, on lui a donné une qualification sans valeur, sans signification, un mot, de l'ombre, du vent. On l'a volé. Le seul droit qu'il ait acquis, c'est le droit d'exercer en France les vertus qui lui attirent les louanges de ses tyrans.

 

Ces vertus sont ridicules, lamentables. Quand on pense à des gens qui ont été flagellés par toutes les cruautés de la vie. Souffletés par toutes ses ironies, dont chacun porte en soi des charniers d'illusions et des cimetières d'espoirs, et qui vont se consoler les uns les autres — les larmes vous viennent aux yeux, mais le rire vous monte aux lèvres.

Les traîne-guenilles sont les traîne-malheur parce qu'ils sont les traîne-patience. Ce sont, aussi, des réservoirs à respect. On ne peut pas se figurer ce qu'ils respectent.

Ils vénèrent l'argent, qu'ils n'ont jamais, et qu'on ne leur permet de gagner qu'afin de le leur reprendre.

Même volé, volé clans leurs poches, l'argent leur inspire tant de vénération qu'ils en respectent les voleurs. L'impôt, sous ses formes les plus vexatoires et les plus inattendues, est accepté par eux avec un stoïcisme qui déconcerte.

Présentement, on est en train de leur faire avaler l'impôt moralisateur; et ça leur file clans la gorge comme une lettre à la poste. Les catastrophes financières qui ont dragué les misérables économies que n'avaient pas raflées les doigts crochus du fisc, ont trouvé en eux non seulement des victimes résignées, mais même des témoins pleins d'approbations encourageantes. Des scandales du Panama, par exemple, ils n'ont gardé qu'un souvenir agréable, voire attendri; ils ne se souviennent pas sans une émotion flatteuse pour leur amour-propre d'éternelles dupes de la comédie des poursuites et du procès, des perquisitions, des condamnations, et de ces ordonnances de non-lieu qui jonchent encore l'Arène.

Leur imperturbable acceptation de tous les affronts et de toutes les douleurs va si loin, que les valets de plume de la bourgeoisie n'hésitent pas à célébrer la grandeur des victimes, la gloire des suppliciés et la nécessité de l'affliction.

C'est ainsi que récemment le sieur Coppée, académicien à clos d'âne et crapaud de bénitier, s'est permis de développer cette opinion fangeuse que la souffrance est bonne, sans qu'aucun des douloureux eut l'idée de venir écrasera coups de bottes les pustules du personnage.

Non, poète du goupillon et marguillier du mensonge, la souffrance n'est pas bonne. Elle donne l'hypocrisie, la bassesse, la peur, l'imbécillité, l'abrutissement — toutes les hideuses maladies morales qui suintaient sous ta sale peau lorsque tu montais la faction de la lâcheté clans les confessionnaux, au lieu d'aller te battre, en 1870. — Regarde- les souffrir, ces hommes que les gredins de ton espèce condamnent à une perpétuelle misère; ces femmes dont tes amis, les crapules en robes noires, sont arrivés à faire un peu moins que des femelles; ces enfants qui ne deviendront des hommes que le jour où ils te jetteront à la voirie, toi et ta bande.

Regarde toutes ces pauvres bêtes à faces humaines; regarde défiler leur détresse morale devant l'orgueil des Académies ; regarde l'ombre de leur misère physique se projeter sur l'implacable pierre des églises. Regarde leurs douleurs, et leurs joies qui sont pires; regarde leurs vices, et leurs vertus qui sont pires; regarde ce qu'elle a fait d'eux, la bonne souffrance. Regarde — et avale ta langue avec ton hostie, bedeau!

Si la souffrance était bonne à quelque chose, elle aurait appris aux pauvres la nécessité de la révolte. Au lieu de leur enseigner l'étroite fraternité cle l'appui mutuel clans l'infortune et de l'aide clans la misère, elle leur aurait donné le secret de la fraternité large et haute pour l'action libératrice. Elle leur aurait appris que l'honnêteté qu'on leur prêche, qu'ils pratiquent et dont on les loue n'est qu'une chose dérisoire, rognure de philosophie d'esclaves, haillon de morale piqué par le stylet des sophistes sous le gibet d'un supplicié. Elle leur aurait appris, par les dures leçons qu'elle donne, à se défier des mensonges et des sottises dont on endort leur misère, dont on aveugle leur servitude.

Mensonges et sottises utiles à la conservation du despotisme bourgeois, mais d'une grossièreté tellement flagrante que les pauvres devraient avoir honte de ne point les avoir rejetés depuis longtemps. Ne va-t-on pas jusqu'à affirmer sans rire qu'il faut être honnête pour combattre la malhonnêteté > Quelle farce ! C'est déclarer qu'on ne peut éteindre un incendie qu'avec de Peau frappée.

D'ailleurs, tant que les distinctions de classes existent, je ne crois pas qu'il soit bon qu'une caste empiète sur les privilèges d'une autre. Pauvres, laissez donc l'honnêteté aux Riches; elle leur appartient. Et ils s'en chargent.

 « La discorde vaut mieux qu'une horrible concorde où l'on meurt de faim. »

BABEUF

 

Le présent état de choses n'est sûrement pas le résultat d'un pacte librement consenti entre dirigeants et dirigés.

Mais, s'il l’était, il ne pourrait certainement pas être défendu avec plus d'obstination par les deux parties contractantes.

Quand on pense aux luttes de toute nature que les Pauvres ont à endurer afin de ne point sortir du rôle passif qui leur est assigné dans la tragi-comédie sociale, on se demande si réellement c'est le manque de courage qui les empêche d'essayer de modifier leur situation. De fait ce n'est pas le manque de courage, en termes précis.

C'est la fragmentation de ce courage ; la division jusqu'à l'infini de leurs facultés énergiques. Ce sectionnement des forces morales du peuple a été pratiqué avec une grande habilité, principalement par la création de soi-disant devoirs et de prétendus droits politiques, qui n'existent effectivement ni les uns ni les autres. Par exemple, on est arrivé à convaincre le Pauvre que voter, c'est remplir un devoir, accomplir un acte. Il l'a cru. Il n'a pas vu que c'était simplement renoncer à agir. Il n'y a pas d'action indirecte. Un mandant est un homme qui refuse de faire oeuvre personnelle; un mandat est une abdication; un mandataire est un être qui, fonctionne par ordre, ou plutôt — car c'est nécessairement un imbécile ou un misérable —qui fait semblant de fonctionner en vertu d'un ordre.

La vaniteuse lâcheté confie le soin de ses destinées à l'ambition stérile.

Résultat logique : néant. Voilà le devoir ; voilà le droit ; voilà l'acte.

Il est évident qu'en fractionnant ainsi la vitalité spirituelle du peuple, on pouvait espérer parvenir à détourner de leur direction normale certains courants d'énergie qu'il était impossible de supprimer. C'est ainsi que l'on a, de parti-pris, développé dans l'esprit du peuple la passion du jeu avec toutes ses conséquences. Cette passion du jeu est simplement le goût de l'action, le besoin de l'effort naturel à l’âme vigoureuse et toujours jeune du peuple, et que la bourgeoisie, ne pouvant étrangler, a disloqué, défiguré.

Sur le galop d'un cheval, sur les jarrets d'un bicycliste, le pauvre risque son misérable salaire, le pain de sa famille, sa vie. Et qu'a t-il à espérer ? Un gain presque toujours impossible, éphémère en tous cas. Et il ne voudra tenter aucun effort pour sortir de sa malheureuse situation, lorsque les risques sont relativement si minimes et le succès tellement certain ; il refusera de concentrer ses facultés énergiques, éparpillées par les sales pattes de la bourgeoisie, dans la direction d'un but qu'un seul effort viril pourrait atteindre !

Les pauvres semblent avoir à coeur de perpétuer l'état social actuel, dans lequel ils crèvent lamentablement et vivent plus lamentablement encore. Ils paraissent considérer cet état social comme une situation rationnelle, basée sur la concorde ; comme l'expression, aussi parfaite que possible à la pauvre humanité, d'une harmonie préétablie. Us sont tellement anxieux de ne le troubler en aucune façon qu'ils ont encombré leur route vers le progrès et le bonheur, où quelque chose les appelle malgré eux, d'une multitude d'obstacles d'aspect menaçant et terrible.

Il y a, pensent-ils, des rangées de sphinx épouvantables tout le long du chemin difficile au bout duquel brille l'étoile de l'avenir ; comment résoudre les énigmes qu'ils proposeront ?

Par le silence. Et quant aux sphinx, il faut les jeter à la mer, sans leur répondre, s'ils existent. Mais il n'y a point d'obstacles en travers de la voie qu'il faut suivre, que vous suivrez. Pauvres, il n'y a pas de sphinx non plus. Et s'il y en avait, pas un d'eux n'oserait ouvrir la gueule pour interroger la Misère.

Il n'y a que des fantômes, je vous dis ! Des fantômes que vous avez évoqués vous-mêmes. Des légions de spectres, des armées d'épouvantails — des épouvantails que le vent jettera sur le sol quand vous vous mettrez en marche, des spectres qui s'évanouiront devant la lueur de vos torches.

Les Pauvres s'obstinent à croire, et à répéter partout, qu'il y a un Système social. Il n'y a de système social nulle part, et moins en France qu'ailleurs. Les pouvoirs civil, militaire, judiciaire, la finance, l'industrialisme, etc., sont profondément divisés et ne sont rattachés l'un à l'autre par aucun lien qui leur soit propre; ils n'ont, au fond, pas un seul intérêt commun ; ils se gênent réciproquement dans leur exploitation des déshérités, se jalousent, se méprisent, se haïssent.

Si leurs conflits, qui sont perpétuels à l'état latent, ne se terminent point en luttes fratricides, c'est seulement parce que l'Eglise met un peu d'ordre dans ce chaos d'intérêts égoïstes et aveugles; assagit cette  incohérence et maquille cette anarchie ; parce qu'elle unit, comme dans un faisceau d'épées dirigées contre les Pauvres, toutes les ambitions éphémères et les convoitises basses ; parce qu'elle les assemble, des liens prestigieux de sa morale et des liens subtils de" sa diplomatie.

Au fond, toute la politique sociale des classes dirigeantes, c'est la politique de l'Eglise. Il n'y a de classe dirigeante que l'Eglise. C'est grâce à son action multiforme et continue que l'incohérence de l'état actuel présente une apparence de cohésion. Le pauvre, l'opprimé, s'il se révolte, n'a donc pas à engager la lutte contre un système, le système social n'étant qu'une illusion populaire ; il n'a qu'à terrasser définitivement son éternel ennemi : le prêtre.

Les pauvres croient aussi que le travail ennoblit, libère.

La noblesse d'un mineur au fond de son puits, d'un mitron dans la boulangerie ou d'un terrassier dans une tranchée, les frappe d'admiration, les séduit. On leur a tant répété que l'outil est sacré qu'on a fini par les en convaincre.

Le plus beau geste de l'homme est celui qui soulève un fardeau, agite un instrument, pensent-ils. « Moi, je travaille », déclarent-ils, avec une fierté douloureuse et lamentable. La qualité de bête de somme semble, à leurs yeux, rapprocher de l'idéal humain. Il ne faudrait pas aller leur dire que le travail n'ennoblit pas et ne libère point ; que l'être qui s'étiquette Travailleur restreint, par ce fait même, ses facultés et ses aspirations d'homme; que, pour punir les voleurs et autres malfaiteurs et les forcer à rentrer en eux-mêmes, on les condamne au travail, on fait d'eux des ouvriers, Ils refuseraient de vous croire.

Il y a, surtout, une conviction qui leur est chère : c'est que le travail, tel qu'il existe, est absolument nécessaire.

On n'imagine pas une pareille sottise. La plus grande partie du labeur actuel est complètement inutile.

Par suite de l'absence totale de solidarité dans les relations humaines, par suite de l'application générale de la doctrine imbécile qui prétend que la concurrence est féconde, les nouveaux moyens d'action que les découvertes quotidiennes placent au service de l'humanité sont dédaignés, oubliés. La concurrence est stérile, restreint l'esprit d'initiative au lieu de le développer; s'oppose par peur du lendemain — cette peur du lendemain toujours beaucoup plus forte que la haine des rivaux — à toute tentative un peu audacieuse ; se cramponne aux vieilles méthodes.

La solidarité seule aurait l'énergie et la hardiesse nécessaires pour rejeter toutes les reliques du passé et pour employer résolument les procédés nouveaux.

Au fond, le travail ne produit pas, mais transforme; c'est la terre seulement qui produit ; et l'effort nécessaire à la transformation de ses dons, ainsi que l'aide qu'elle réclame pour nous livrer ses fruits, doivent tendre à se réduire de jour en jour à leur plus simple expression ; à devenir de plus en plus mécaniques, libres de main-d'oeuvre.

La seule raison d'être du travail, du labeur animal, est donc de se diminuer lui-même jusqu'à suppression plus ou moins complète. En refusant de comprendre cette chose si simple, en s'obstinant à croire à la nécessité du travail, dans ses conditions présentes, et à l'utilité de sa glorification, les Pauvres font le jeu de leurs tyrans et perpétuent leur propre esclavage.

La principale cause de cet esclavage, pensent-ils, est l'existence du Capital, monstre d'une puissance extrême et d'une nature indéfinissable, qui s'est placé, dents et griffes, au service de la bourgeoisie. Les théoriciens du socialisme et les économistes varient d'opinion sur la nature du Capital ; les uns représentent son rôle comme désastreux, et les autres comme bienfaisant, ou tout au moins indispensable. Sa situation vis-à-vis du travail est discutée, jugée despotique par les uns, régulatrice par les autres; généralement on les oppose l'un à l'autre; mais c'est une chose que Deschanel ne comprend point.

Deschanel ne comprend pas « qu'on oppose le capital au travail ; ils sont une seule et môme chose, dit-il ; le travail, c'est le capital en formation. » Et, sans doute, le capital, c'est le travail en déformation. Deschanel, j'te vas tuer ! (J'espère bien.)

Au bout du compte, Deschanel, si sot qu'il soit, ne l'est pas plus que les théoriciens du socialisme et les économistes qui sont venus avant lui; toutes les explications, toutes les définitions, en dehors d'une seule qui est tellement simple qu'on ne la donne jamais, sont complètement dérisoires.

Le capital, c'est la terre, le sol. Il n'y a pas d'autre capital ; il ne peut pas y eu avoir d'autre. Quant au Capital- Monstre, au capital tout-puissant, Moloch moderne aussi cruel et aussi insatiable que le Moloch antique, il n'existe et ne peut exister que comme expression métaphorique, comme figure de rhétorique.

Il ne fait semblant d'exister que parce que les Pauvres sont assez bêtes pour admettre son existence; le rôle qu'il prétend jouer, c'est le rôle que les Pauvres lui permettent de jouer. Il est vraiment inconcevable que les déshérités aient pu ajouter foi à l'existence du Capital ; il leur suffirait de le nier pour voir s'évanouir jusqu'à son ombre, jusqu'à son souvenir. En dehors de la fortune intellectuelle du monde, qui n'est le monopole de personne et qui, en fait, est propriété universelle ; en dehors de la fécondité de la terre, de la terre qui reste à conquérir et qui doit devenir propriété commune, où donc y a t-il une richesse possible ? Où donc y a t-il un Capital possible ? Voilà le cerveau et voilà l'estomac; voilà la vie de l'esprit et voilà la vie du corps. Y a-t-il un autre genre d'existence ?

Non. Donc, il n'y a point d'autres richesses que la richesse intellectuelle et celle de la terre, de laquelle, d'ailleurs, la richesse intellectuelle provient. Toutes les erreurs, toutes les sottises, tous les mensonges des économistes eurent pour cause l'oubli de ce fait très simple : Nous habitons une planète qui s'appelle la Terre.

Leurs constitutions théoriques d'un Capital composé de ceci, de cela, de l'argent, du machinisme, des produits emmagasinés, d'un peu plus, d'un peu moins, de tout ce qu'on veut, de tout ce qu'on ne veut pas — forment les échafaudages les plus grotesques qu'ait pu élever la perversion de la pensée humaine.

Ces malheureux cherchaient à justifier, à établir sur la raison et la logique, un état social qui est l'expression môme de la démence; à donner des motifs sérieux à l'énorme effort moderne, qui n'a en réalité ni base ni but, et qui ne constitue eh somme qu'une colossale déperdition d'énergie. Il est inutile de discuter leurs élucubrations.

L'argent n'est pas le capital ; que les travailleurs d'une seule grande ville exigent tous le payement de leurs salaires à la fin de leur journée de labeur, et ils s'en apercevront.

Le capital n'est pas davantage le machinisme, qui ne représente que la force inemployée de tous les malheureux à qui l'on refuse du travail ; et par conséquent, l'esclavage abrutissant de ceux auxquels on en accorde; les machines sont des outils nécessaires à l'exploitation du seul capital, la terre; aujourd'hui instruments, souvent démodés, de tyrannie affreuse — demain instruments sans cesse perfectionnés de liberté et de bienêtre.

Les produits accumulés ne sont pas le capital non plus; ils représentent l'énorme quantité de besoins qui n'ont pas été assouvis. Le Capital, donc, tel qu'il est défini par les misérables explications des économistes, tel qu'il est conçu par l'esprit .enfumé du peuple, n'existe pas.

Ce capital n'est que la somme de tous les crimes que les pauvres laissent commettre contre eux. Ce capital, c'est le protectionnisme, les privilèges et les monopoles, les traquenards financiers, l'esclavage militaire, l'impôt meurtrier, surtout la superstition morale et religieuse.

Pauvres, c'est la somme de toutes vos lâchetés. En résumé, le capital que vous redoutez est tout simplement le crédit que fait votre patience imbécile à ceux qui vous disent qu'ils ont des capitaux, qu'ils n'ont jamais.

Il faudrait pourtant que les pauvres se décidassent à ne plus se laisser effrayer par des fantômes; à ne plus livrer aux gredins qui s'embusquent derrière ces spectres leur vie, leur liberté, leur bonheur. Il faudrait qu'ils reconnussent avec Babeuf que la discorde vaut mieux qu'une horrible concorde où la faim vous étrangle.

Il faudrait qu'ils comprissent —ce qu'on veut les empêcher de voir à tout prix — que la Patrie, c'est le sol de la Patrie ; et qu'il appartient à tous les Français.

Et, le jour où ils seront convaincus de cette vérité, s'écroulera d'elle-même cette épouvantable tyrannie administrative, militaire, industrielle, et surtout religieuse, qui fait de la vie des déshérités un long martyre, et qui me semble particulièrement détestable parce qu'elle est un dégoûtant anachronisme.

 

Le peuple a la force dans ses mains, et ne s'en doute pas. Il ne se doute de rien, sinon de ceci : que sa servitude aura fatalement une fin ; de quoi il a grand’ peur. Car, que lui arrivera-t-il quand il sera libre ? L'homme a été tellement abruti par des siècles de despotisme et surtout par un siècle de fausse liberté, que l'idée seule qu'il lui faudra se passer de maître le terrifie.

Dès qu'il s'est libéré des liens que lui impose un gredin couronné, le peuple s'empresse de s'asservir lui-même en s'intitulant Peuple souverain ; ce qui lui permet, immédiatement, de déléguer sa souveraineté; après quoi il s'accroupit sur son fumier, qu'il aime, et se met à gratter ses ulcères avec les tessons empoisonnés que lui passent ses délégués, et qui s'appellent des lois; et rend grâces au Seigneur qu'il conçoit, mannequin sanguinolent tressé à son image, de l'avoir créé Peuple, et Souverain, et imbécile, et lâche.

Il y a beaucoup d'armes forgées pour le futur, dont on ne comprend point l'usage, dont on ne peut se décider à admettre l'existence, et qui existent. Elles sont là, attendant qu'on les empoigne. Il faudra bien qu'on s'en serve, un jour ou l'autre; ou qu'on marche dessus, si l'on ne s'en sert pas, et qu'on se blesse au pied ; et qu'on crève de la blessure. C'est le Destin qui a forgé les armes. Il est aveugle. Et ceux qui doivent se servir des armes sont aveugles aussi. Mais leurs yeux s'ouvriront à la lueur des éclairs que vomiront les canons.

On sait comment et dans quelles circonstances furent créées les grandes armées nationales. Ce fut la volonté populaire, guidée par un instinct obscur, beaucoup plus que le désir des classes dirigeantes, qui détermina leur formation.

Il est malaisé d'analyser le vague instinct qui poussa le peuple à exprimer sa volonté; mais il y entrait certainement de la méfiance pour les troupes, mercenaires en fait, auxquelles la bourgeoisie confiait la garde du territoire et, principalement, la défense de ses intérêts; du mépris et du dégoût pour les militaires de métier, dont les uns avaient fait preuve d'une incompétence grotesque et les autres d'un parti-pris de trahison par trop scandaleux; d'autres sentiments encore, très brumeux, qui s'estompaient à peine dans l'intellect populaire, mais lui faisaient concevoir potentiellement ce que doit être, en réalité, la patrie; ce qu'elle est effectivement; combien peu d'intérêt ont les riches, en raison de la propriété individuelle du sol protégée, respectée, par les lois de la guerre, à défendre cette patrie; et combien peu d'intérêt à la défendre ont aussi les pauvres, privés de toute participation aux avantages qui peuvent résulter de leur qualité de citoyens, désormais dérisoire.

En somme, ce fut un instinct très vague, mais décidément démocratique, libertaire, égalitaire, qui poussa les masses populaires, après 1871, à exiger des classes possédantes la création des grandes armées nationales. Ce fut sur l'attitude de la France, on le sait, que les grandes puissances réglèrent la leur.

Aujourd'hui, donc, chez toutes les grandes nations continentales, tout homme valide fait partie de l'armée et doit être appelé, le cas échéant, à sacrifier son existence pour la défense de sa patrie.

L'analogie qu'on pouvait établir, jusqu'ici, entre le salarié d'à présent et le serf d'autrefois, perd donc de sa justesse. Le pauvre de jadis, rivé à son servage, n'avait pas à prendre les armes pour la défense de la terre à laquelle il était attaché; des hommes d'armes combattaient pour la protection de cette terre et même des misérables qui la cultivaient. Le salarié d'aujourd'hui, qui admet librement son esclavage, l'accepte par principes, et s'y cramponne en désespéré, le salarié est devenu un soldat; c'est lui qui doit défendre la propriété et les possessions de ses maîtres; il tient en ses mains une arme, qui n'est qu'un outil de servitude mais qui pourra devenir le jour où il le voudra, un instrument de délivrance.

Afin de conquérir sa liberté, le serf était obligé d'essayer des révoltes héroïques et impossibles; était finalement vendu par les hideux Etienne Marcel de la bourgeoisie; et vaincu, décimé par les nobles.

Afin de conquérir sa liberté, le prolétaire n'a même pas à entreprendre une lutte qui, d'ailleurs, aurait cessé d'être inégale; il lui suffirait de s'affirmer.

Quelle est la mission des grandes armées nationales ?

A cette question, qu'on ne s'est pas assez posée, il ne peut y avoir qu'une réponse : Les grandes armées nationales ont pour mission de constituer, en fait, les patries; de créer, réellement, les nationalités ; de faire du patriotisme l'expression d'un fait, et non pas renonciation d'un non-sens. Elles ont pour mission, en un mot, d'établir l'égalité dans toute la mesure du possible. Cela est indiscutable.

Autrement, ces grandes armées ne pourraient avoir d’autre signification; et, n'ayant point de raison d’être, elles auraient déjà cessé d'exister. Il est vrai que, jusqu'ici, elles n'existent guère que théoriquement. Mais peu importe; elles ne disparaîtront point avant d'avoir rempli le rôle qu'elles sont destinées à jouer.

Le système militaire qui appelle tous les citoyens à la défense du territoire doit donner à tous ces citoyens un intérêt égal dans ce territoire. L'égalité devant la mort qu'on risque pour la défense de la terre doit rendre les hommes égaux dans la possession de cette terre ; l'inégalité foncière, la propriété individuelle du sol, sont en contradiction absolue avec l'existence des armées nationales.

L'abolition de la propriété individuelle de la terre, voilà la seule raison d'être, la mission de ces armées.

Nous touchons à un âge d'extermination. Nous sommes déjà, en fait, dans un âge d'extermination. Rien de ce qui existait hier n'existe aujourd'hui ; le jour qui vient le prouvera. Les choses se sont transformées sous nos yeux sans que, nous nous en apercevions; elles nous apparaîtront, soudainement, sous leur nouvel aspect. La guerre elle-même n'est plus seulement internationale; elle devient civile; son résultat n'est plus seulement politique; il est social. Ces choses sont tellement près de se manifester que je ne les énonce pas au futur. C'est demain que le fer doit donner au Pauvre la liberté et le pain — la terre qui produit le pain et proclame la liberté

L'armée ne doit pas faire la guerre, ne doit même pas être en mesure de la faire. Elle doit conserver la paix; c'est-à-dire, l'ordre social actuel.

Rien n'est plus misérable que la fureur aveugle et fiévreuse avec laquelle les foules cherchent à détruire en elles les sources d'énergie, ou à en détourner le courant, à lui donner des directions fausses, nuisibles et ridicules.

Il est certain qu'elles obéissent, en agissant ainsi, à la voix des mauvais apôtres qui les empoisonnent de leurs prédications, mais elles y trouvent aussi un pitoyable plaisir.

Elles échappent ainsi à elles-mêmes, aux appels d'une indépendance qui les terrorise parce qu'elle leur donnerait des responsabilités. Elles échappent ainsi à la pression des faits multiples qui, en élargissant le champ d'action de l'homme, le rapproche de plus en plus d'un bonheur qui ne lui paraît pas fait pour lui.

On peut tout dire d'un mot : ces civilisés ont peur de la civilisation.

Qu'est-ce que la civilisation? C'est la mise en oeuvre de toutes les possibilités de destruction et de création, c'est à dire d'action, qui tendent au développement complet et au bien-être de l'existence humaine. C'est la reconnaissance de ces deux faits indiscutables : Nous sommes des hommes; nous habitons une planète qui s'appelle la Terre.

Il n'y a que deux états possibles à l'homme : l'état de barbarie et l'état de civilisation. Il n'existe point d'état intermédiaire. Le sauvage qui n'a encore mis à son service que quelques agents naturels; qui n'a créé que quelques ; qui n'a entre ses mains qu'un nombre réduit de possibilités; mais qui n'en néglige, n'en déforme et n'en supprime aucune — à commencer par la plus grande de toutes, l'existence humaine, à laquelle la terre confie les germes de l'avenir — ce sauvage-là est un civilisé.

Le civilisé qui a entre ses mains un grand nombre de possibilités, mais les déforme ou refuse de s'en servir; qui n'a ni la compréhension, ni le respect de l'existence humaine; qui a laissé s'établir et se fortifier des institutions néfastes dont le seul rôle est de s'opposer à son libre développement physique, à l'essor audacieux de sa vie morale — ce civilisé est un barbare. — L'usage fait par ce civilisé de ses facultés et des découvertes qui se succèdent tous les jours, est dérisoire. Le nombre d'existences humaines et animales sacrifiées sans trêve à son imbécillité est effrayant. Les institutions dont sa sottise a permis la création et que sa lâcheté persiste à conserver, sont sanguinaires, dévoratrices d'hommes.

 

L'ère de l'égoïsme va s'ouvrir; de l'égoïsme qui procède de la compréhension équilibrée, et justement orgueilleuse, des instincts; de l'égoïsme franchement avoué, activement manifesté, et qui refuse de se laisser entraver par l'hypocrisie des dogmes, l'imbécillité des formules et la barbarie des systèmes; de l'égoïsme, seule force naturelle et vraie.

Si l'égoïsme n'existe point, l'individualité est impossible; par conséquent, la liberté et l'égalité — c'est-à-dire, pour tout exprimer d'un mot, la solidarité.

L'existence du sentiment religieux est en raison exacte de l'absence du sentiment de solidarité humaine.

(nb : D. est dans la solidarité, le partage, la vie)

 

Quand la force est  érigée en monopole de classe; la caste militaire est créée.

Et cette classe étant généralement composée de gens d'intelligence pauvre, son pouvoir est contrôlé et dirigé par une autre caste, qui s'est fait une spécialité de la ruse, de l'artifice et du mensonge — la caste sacerdotale.

 

Ce qui est obscène, et vicieux, et horrible, ce sont les entités et les abstractions malsaines; les dogmes de la vénération obligatoire, de l'obéissance passive, de la résignation nécessaire, de l'affection forcée; les préceptes antinaturels d'humilité, de chasteté, qui ont pour corollaires l'esclavage de l'enfant et la prostitution de la femme; les mythes abrutissants; les légendes sanguinaires, légendes de dieux crucifiés pour le salut du monde, légendes d'hommes égorgés pour la gloire de leur drapeau.

Ce qui est indécent, immoral, c'est le mensonge qui exalte l'esprit aux dépens de la chair, qui établit une contradiction entre eux afin de conduire l'esprit à l'imbécillité et la chair à l'hystérie; ce qui est abominable, c'est l'imposture qui sépare l'homme du citoyen, afin de faire de l'homme une bête de somme et du citoyen une bête sauvage.

Ce qui est infâme et sale, c'est la permanence, devant la face de la nature, de toutes ces abominations; des malpropres images taillées et des squalides formules de papier qui les symbolisent ; des monuments qui les abritent. Ce sont des choses dont on s'apercevra lorsqu'apparaîtra, au grand jour, la face livide des idoles.

 

 

le destin, tel qu'il existe aujourd'hui, est un simple produit de l'usine bureaucratique qui fonctionne pour le compte de l'Etat et de l'Eglise.

« A présent, c'est la Politique qui est la Fatalité, » disait Napoléon à Goethe.

C'est très vrai; et ce qui ne l'est pas moins, c'est que la politique ne varie pas : elle consiste simplement dans l'asservissement des pauvres aux riches.

Cette fatalité, sinistre parodie du destin, est imposée à l'homme par l'homme, grâce à l'intermédiaire des institutions politiques, sociales, religieuses, commerciales; elle n'appelle pas au combat pour la vie, la réalité intégrale de l'homme, mais développe l'une puis l'autre de ses facultés aux dépens de ses autres possibilités et de tous ses instincts.

Elle le condamne à faire passer son âme par une filière de résignations abjectes et d'ignominieuses tolérances; elle le dégrade, elle l'abrutit. Sous la patte grasse de cette ridicule caricature du Sort, l'Individu disparaît; c'est un mannequin qui prend sa place, un automate à l'étiquette professionnelle, nationale, ou nationaliste.

A des esclaves, qui sont prêts à tout accepter, les tyrans n'épargnent rien.

 

C'est le fanatisme de la liberté, seul, qui peut avoir raison du fanatisme de la servitude et de la superstition.

L'homme s'efforce de plus en plus de trouver pour sa vie une base rationnelle matérielle. Plus il développe sa conception d'une existence simplement établie sur des réalités, plus les abstractions et les dogmes de la religion perdent de leur consistance factice et s'évanouissent.

« Dès que vous abolissez le surnaturel, dit Guizot, la religion disparaît ». En fait, la religion dépérit de plus en plus dans toutes les religions; et même dans le « vieux divin calvinisme », comme disait Carlyle. Plus le caractère surnaturel des religions disparaît, plus s'élargit la conception que se fait l'homme d'une assise matérielle pour une existence heureuse et libre; plus, aussi, cette notion se simplifie.

Et en même temps, apparaît constamment davantage le fondement véritable des religions, surtout de la plus puissante, de la plus unifiée et de la mieux organisée d'entre elles : la religion catholique-romaine. Il devient évident que cette base, amenée à sa plus simple expression, est exclusivement matérielle.

Et il se trouve que c'est la base même sur laquelle l'homme libéré doit fonder son existence. C'est la propriété de la terre. La base du pouvoir de Rome, c'est d'abord la possession de la terre; ensuite, l'existence des édifices religieux qui la couvrent; puis, la cohésion des innombrables associations, ordres monastiques, qui travaillent par tous les moyens à la conquête du sol. Le Prêtre a besoin de la propriété individuelle de la terre, qui lui en garantit la tranquille jouissance et qui lui assure, dans l'égoïsme des privilégiés qui la possèdent en même temps que lui, un solide rempart contre les revendications des déshérités.

L'Homme a besoin de supprimer la propriété individuelle du sol, de façon à pouvoir établir immédiatement, sur la terre enfin délivrée, toute la somme de liberté et d'égalité possible.

La terre a donc été faite une assise de servitude et d'imposture; elle doit devenir une assise d'affranchissement et de vérité ! Des mains du prêtre et de ses complices elle doit passer entre les mains de l'homme.

L'Homme et le Prêtre sont face à face à présent : le prêtre, encore soutenu par l'imbécillité des masses énormes, l'homme pas encore complètement dégagé des entraves du surnaturel; mais assez près l'un de l'autre pour se mesurer du regard et pour se porter des coups mortels.

 

C'est la terre tout entière, le sol de la patrie, qu'il faut saisir. Il ne faut pas nationaliser la terre : ce serait commettre à nouveau la grossière erreur  que commit la Révolution Française; ce serait perpétuer le système de propriété individuelle du sol. Il faut communaliser la terre.

 

L'esclavage  n'existe en réalité que pour entretenir la misère, c'est-à-dire pour perpétuer la propriété individuelle du sol.

Le système de propriété privée ne peut exister que par l'équilibre immonde du luxe et delà détresse. Les  pauvres ne doivent pas être libres, parce qu'ils pourraient demander le salaire de leur énorme travail; et réduiraient ainsi la somme d'indigence nécessaire au système de la propriété privée; le rendrait, par conséquent, impossible.

La suppression de la propriété individuelle du sol fera disparaître l'esclavage. Ce système de propriété, imbécile et meurtrier, étant aboli, on aura intérêt à avoir le moins de misère possible; par conséquent, le moins de servitude possible.

 

 

Il n'y a pas plus de système capitaliste qu'il n'y a, à proprement parler, de parti socialiste ; un parti ne pouvant exister que pour l'action, et par des actes; tout groupement, quelle que soit son importance, qui n'agit pas et qui ne prend pas l'offensive, est un troupeau, un ramassis, quelque chose comme ça, mais pas un parti.

 

Il fallait donner aux déshérités le dégoût et la honte de leur misère; il fallait, pour développer dans l'homme le respect de soi-même, le débarrasser de son respect imbécile pour toutes les institutions; il fallait, au lieu de prêcher aux masses un nouvel évangile aussi vain et aussi ridicule que ceux qui le précédèrent, leur faire comprendre ce que c'est que la patrie; il fallait leur démontrer que la patrie, c'est la terre de la patrie; et que, pour arriver à la posséder, il faut se résoudre à se délivrer à jamais de toute servitude

 

Si, au lieu de se claquemurer dans les dogmes d'une science de pacotille avec le fanatisme de l'ignorance incurable, les Socialistes avaient cherché à savoir ce que c'est en réalité que le capital, ils se seraient rendu compte de la raison d'être actuelle de l'Etat; ils auraient été amenés à comprendre qu'il n'y a pas d'autre richesse que la vie; que, par conséquent, les dogmes et les formules sont de misérables choses, dont l'effet est de diminuer la diversité de cette richesse; richesse dont la nature place la source dans l'homme et que toute règle est impuissante à produire; ils auraient compris que, pour la vie de l'individu et celle de la nation, la liberté et l'égalité sont indispensables.

Ils auraient compris que toutes les questions économiques se résument dans la question du seul capital, c'est-à-dire, de la terre; et que, pour tout dire d'un mot, toute la question économique est simplement la question patriotique.

Ils auraient, alors, cessé tout rapport avec les régimes existants; ils n'auraient pas parlé de conquérir les pouvoirs publics, mais auraient essayé de les détruire, puisque leur seul rôle est d'empêcher l'expansion de la vie, de l'appauvrir, de la supprimer. Ils auraient senti que c'était par là qu'il fallait commencer; car la vie, la joie pleine de l'existence, ne doit point être un résultat, mais une cause, une base; point un but à atteindre, mais une nécessité primordiale.

 

Il est évident que les gouvernements, qui savent bien que toute leur puissance réside clans leur machinisme exécutif, devaient être enchantés de voir le socialisme à système ne tenir aucun compte de ce machinisme (dans lequel le trouble peut être apporté si facilement) et employer toutes ses forces à pénétrer au parlement, où sa présence ne pouvait les gêner en aucune façon; en réalité elle pouvait même leur être utile; et elle l'a été plusieurs fois, particulièrement en France.

C'est pourquoi, en somme, les gouvernements n'ont montré aucune rigueur contre le Socialisme « scientifique »; ils ne l'ont persécuté que de temps en temps, légèrement, et simplement pour la forme, pour faire croire qu'ils le redoutaient.

D'un autre côté, il faut remarquer que le Socialisme « scientifique », afin de revêtir d'un semblant de réalité son existence fantomatique, a absolument besoin de la permanence de l'Etat; ce sont seulement ses discussions et ses compromis avec le pouvoir exécutif, discussions vaines et compromis de néant, qui lui ont donné corps jusqu'ici. Il ne pourrait diriger son effort contre le machinisme exécutif, attaquer l'Etat, sans qu'apparût immédiatement le caractère illusoire de ses doctrines et l'inanité absolue de sa prétendue puissance.

Il doit donc se contenter d'un semblant de lutte, d'un perpétuel simulacre d'action.

(…)

Les masses doivent avoir une politique à elles; une politique très simple, très logique, et très intolérante. C'est une telle politique, seule, qui fera triompher leurs revendications.

Le mouvement de 1848 échoua parce qu'il avait subordonné les questions politiques aux questions sociales; il ne sut pas voir que toute rénovation économique doit avoir pour base la liberté individuelle, qui doit être basée elle-même sur une assise matérielle, tangible; les souvenirs déformés de la Révolution française, qu'il supposait à tort avoir donné l'essor à la liberté politique, l'égarèrent; il ne comprit pas que, pour transformer l'ordre social, il faut d'abord mettre la main sur le machinisme de l'Etat.

La terre donne la vie, qui est la source de toutes les richesses, qui est la seule richesse; elle s'oppose à ce qu'on gaspille cette richesse, à ce qu'on la déforme, à ce qu'on l'empêche de naître.

 

Les titres de propriété de ceux qui détiennent la terre sont des faux, les copies contrefaites des vrais titres que possèdent tous les êtres humains, titres imprescriptibles, inaliénables.

 

Je ne peux pas oublier que cette révolution qui promettait la Liberté, l'Egalité et la Fraternité, n'a donné ni la Liberté, ni l'Egalité, ni la Fraternité. Plus d'un siècle après elle, c'est l'Inégalité qui règne; et Ton est obligé, encore, de tuer des rois. Je ne peux pas oublier que les Pauvres ont été des dupes; qu'ils ont été des sots de ne pas exiger que la Louisette tranchât la tête de la Misère, d'abord; c'est la misère qu'il eût fallu guillotiner; et ils l'ont laissée vivre.

Je ne peux pas oublier ça. C'est tellement affreux, tellement infect, et tellement criminel d'être pauvre, de rester pauvre!

Et, voici : parce que vous avez été des dupes, parce que vous avez consenti à rester pauvres, votre esclavage a été augmenté. Les armes de liberté que le Destin avait préparées pour vous, se sont tournées en instruments de servitude.

La Vapeur vous a subjugués. A l'appel de son sifflet vous êtes accourus, en grande hâte. Elle vous a parqués comme des bêtes. Elle vous a enchaînés dans son bagne. Elle vous a craché à la figure le poison de son haleine et sa salive empestée. Elle a noirci vos corps, noirci vos âmes. Elle vous a jetés à l'alcool. Elle vous a bâti les grandes villes, qui vous pompent, mâles et femelles, avec leurs tentacules à bubons; où l'on semble avoir honte du travail misérable et du plaisir plus misérable encore; où

Ton vit dans des égouts, clans des cloaques, dans des puisards; où il y a des églises qui déclarent qu'il y aura toujours des pauvres; où il y a des écoles qui affirment que l'homme des cavernes était un sauvage, et que l'homme des tavernes est un civilisé. Et le soleil a disparu.

Il a disparu sous la fumée.

 

La lutte pour la vie, chez les nations réelles, est une lutte, non seulement pour l'existence, mais pour la vie de plus en plus belle, de plus en plus aisée; c'est une lutte grandiose de la nation tout entière contre les obstacles rencontrés sur le chemin du bonheur, lutte inspirée par le sentiment artistique de solidarité. Ce n'est plus le combat mercenaire et lamentable de chacun contre chacun et contre tous, pour l'acquisition de soi-disant avantages personnels.

 

Voilà ce que je crois; ce que je crois physiquement.

Voilà ce que je voulais dire ici, dans ce livre...

Je ne sais pas si c'est un livre.

Je voudrais que ce fût un cri.

 

« Je voudrais me tenir debout sur une terre libre avec un peuple libre. »

GOETHE.

 

Et c'est un cri. Et ce cri, ce n'est pas moi qui le profère.

Je l'entends et je le répète; il faut que je le répète: — mais c'est la 'Terre qui le hurle'.

 

 « Venez à moi, vous qui avez faim; venez à moi, vous qui avez soif. Venez à moi, vous qui souffrez, et je vous donnerai le bonheur. L'ère du bonheur s'ouvrira pour vous, à jamais.

Ne voyez-vous pas comme je vous fais signe, dans les beaux jours, lorsque mes fleurs s'ouvrent, et que mes arbres étendent leurs branches qui vont vous offrir leurs fruits ?

Ne voyez-vous pas comme je vous appelle, à l'heure où mes moissons sont mûres, mes moissons de pain et de vin, les moissons de ma chair et de mon sang ?

Ne sentez-vous pas le parfum d'amour, l'odeur de joie, qui s'exhale de mes floraisons et de mes maturités ?

Pourquoi ne fêtez-vous pas Floréal ? Pourquoi ne jouissez-vous pas de Messidor ?...

Ne comprenez-vous pas les colères qu'excite en moi votre démence ?

N'entendez-vous pas mes cris de rage et les sifflements de ma fureur lorsque je déchaîne mes tempêtes, lorsque mes eaux se gonflent à déborder ?

Vous avez peur de moi, alors; vous n'auriez pas peur si vous me compreniez... Est-ce que vous me foulerez toujours sans vous rappeler que vous avez des instincts, des sens et des appétits, et que c'est en moi seulement qu'ils peuvent se satisfaire ?

Vous m'appauvrissez, vous m'asservissez, esclaves de l'Illusion et du Mensonge; vous stérilisez mes flancs, riches et fertiles par-delà tous les rêves; et je souffre de toutes les douleurs qui vous supplicient. Prenez-moi, fécondez moi de toutes vos pensées; aimez-moi de tout votre coeur, de toute votre âme et de toutes vos pensées. Je vous donnerai la vie et le bonheur à tous — à tout ce qui palpite sous le soleil.

Et vous lirez le nom qui est écrit sur mon front, le nom qui vous fait tous frères : Egalité. »

Mais il vient une Clameur ; une clameur tellement énorme qu'on n'entend plus le cri de la Terre; et cette clameur, c'est comme la respiration même, la respiration haletante et angoissée d'une multitude qui monte, qui monte par grandes vagues désespérées. L'air frémit et semble fuir devant l'haleine de cette foule; sous les pieds sanglants qui la pressent, la Terre se met à trembler.

C'est l’armée de ceux qui ont faim : c'est l'armée des Pauvres; et parmi ces Pauvres il y a des Riches, qui ont faim aussi. Il y a des hommes qui se lamentent ou vocifèrent, lourds de vices, las de durs labeurs; des femmes qui pleurent, pâles, avec des mains crispées; ou qui rient nerveusement, avec du fard sur leurs figures; des vieillards qui portent sur leurs faces hébétées l’étonnement puéril d'avoir pu vivre; des enfants qui semblent plus vieux que les vieillards. Il y a des blessures qui saignent, des plaies qui suppurent, de la fange et de la poussière de choses mortes; il y a des bouches ouvertes pour le bâillement, pour le blasphème ou pour la prière; il y a de la folie dans tous les yeux.

Et l'on entend le cliquetis des chaînes.

« Oh ! vivre, vivre ! N'avoir plus à acheter la vie, à la vendre ! N'avoir plus à compter de l'or, des sous, des liards ! Voir le Ciel, sentir la Terre, Oh ! vivre, vivre !

Etre libres ! N'avoir plus faim ! Que faire ? Que faire ?

Savoir que faire ! Oh I Misère, misère, misère... » (Exeunt omnes)



Tout ce qui est dit par Georges Darien à propos de la France a une portée générale, n'est-ce pas !


Biribi



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