2017/04/26

Rassoudok & Co



Plus de 10.000 kms à pied avec un âne et un mulet en 4 ans 
de France à la frontière Chinoise puis Afghane 
et retour faute de visas ... Morgane et David, une épopée incroyable,
des images magnifiques, des textes originaux, et
un courage incroyable:
à voir et à lire !!!




























EXTRAITS:


C'est du domaine de l'expérience. Ce sont des moments qui ne se racontent pas parce qu'ils ne peuvent pas être compris intellectuellement. Pourtant j'ai tellement envie de partager. Ce mutisme. Cette solitude main dans la main avec les éléments. Et Rassoudok à ma gauche. Et Cortex qui voudrait le doubler, encore et toujours. Le vent qui brûle mon visage de son fouet. Le froid. Mon corps au chaud sous toutes mes couches. Sauf mes doigts. Eux ils crient la brûlure du sang, comme les joues. Aux alentours il n'y a rien. Que nous.

Et même s'il est une rare voiture qui passe, il n'y a finalement toujours que nous. C'est comme ce vieil homme que j'ai un jour accompagné de mon accordéon, il marchait si lentement. Si lentement qu'il me donnait tout le temps de voir la vie avancer sans lui. Tout court autour. Tout s'emballe dans la vitesse. Tout nous laisse derrière. Et nous, le vieil homme, Rassoudok, Cortex et moi, nous observons. Ils ont l'accélérateur, nous avons le temps.



La neige s'ajoute. Elle s'infiltre entre mes cils et sous mes paupières. S'accroche dans les crins et les duvets. Les rafales dansent avec les flocons qui nous aveuglent. Ce souffle inlassable vient d'une respiration si lointaine... Il expire en discontinue car rien n'existe ici pour le stopper. Les monocultures défient l'horizon. Alors il rôde, perdu, à la recherche d'un affront. Si minces de nos maigres corps érigés sur cet espace lisse et sans fin nous sommes à peine une insolence. C'est pour ça qu'il nous aime bien. Le vent aime le culot. Il joue avec nous. Il sait que nous ne le ralentirons même pas. Il nous emplis de sa voix, de son rire. Nous sommes seuls face à lui qui nous compte ses poèmes. Marchons. Marchons droit vers le démesuré. Marchons droit vers l'inépuisable. Tout est froid au dehors. Tout est chaud au dedans.

Par chance les heures de lumière sont les plus courtes de l'année et l'espace créé par la solitude me gonfle d'énergie. Je ne cherche pas le contact avec les autres et limite mes échanges au minimum et à l'indispensable. L'overdose humaine du continent Asiatique est fraîche et mes sens ne demandent qu'à s'épurer du trop-plein qui les a engourdit. Je fais donc le choix d'une cure de mes congénères. Sans les éviter pour autant.
Je m'extasie devant la nature qui, avec mon petit âne et mon sage mulet, devient une fine complice à l'écoute de mes confidences et de mes histoires, attentive à mes besoins et porteuse de messages enfouis. Je me régale des silences. Je contemple et apaise mon corps qui parfois souffre du froid avec l'apaisement de mon esprit.


Chaque matin je me lève avant le jour, libère de sa corde l'un ou l'autre de mes compagnons aux longues oreilles et déplace l'autre sur un nouveau terrain d'herbes, chauffe un thé et avale une tasse de céréales, prépare le matériel puis dégèle au mieux la tente dont les tissus sont cartonnés de glace. Je brosse, cure et bâte Cortex et Rassou, puis m'élance sur les chemins aux premières lueurs. L'instant magique du jour. Les arrêts de mi-journée durent à peine deux heures, sauf en cas de bain et lessive, et la marche reprend jusqu'aux bâillements de la lumière, du moins jusqu'à un lieu propice au campement, avec en priorité un regard sur la qualité de l'herbage. 
Mes soirées, une fois les animaux débarrassés de leurs fardeaux, remerciés, cajolés, ayant bu et broutant, débutent par une fringale, avant de préparer la nourriture du lendemain midi, de pétrir et cuir mon pain, de chauffer l'eau qui servira à me laver les pieds dont l'entretient méticuleux permet seul la santé de tout le corps, de remplir la théière d'eau qui gèlera durant la nuit et sera fondu au matin au contact de la flamme du réchaud. Ensuite, une fois couvertures et duvets installés, je m’emmitoufle dans les couches qui seules me protègent des températures négatives pour dévorer des pages de livres à la lumière de ma lampe frontale, ou bien gratter une mine sur les lignes d'un cahier. Jusqu'à ce que le sommeil m'oblige à m'oublier.


Les journées passent et se ressemblent. Les rues des villes et villages figées par le froid sont grises, vides et éteintes, seules les cheminées qui fument et fendent les ciels de cristal de l’hiver assurent que des êtres vivent encore dans ces contrées, blottis derrière les murs. On ne les voit que rarement, à l'occasion, pour une attention furtive et touchante : un peu de foin, un café, un bout de fromage ou une pomme. Plus à l'Est, plus loin que le Bosphore, les gens ne cachent pas leurs visages à l’hiver, ils le narguent fièrement mains nues, emplissant les quartiers de toute la chaleur qu'ils contiennent, comme pour oser le contrepoids, comme pour rehausser les mesures des thermomètres qu'ils ignorent. Ici ça n'est pas pareil. On traverse l’hiver en le fuyant et sans lui piper mot, de peur qu'il ne se vexe et brandisse son épée. Autant qu'on louche généralement sur l'inconnu et qu'on l'évite s'il ne force pas l'échange, de peur d'on ne sait quoi. Je crois qu'en Bulgarie on a beaucoup peur, et que si le passé en est la cause, il serait grand temps de revenir au présent.

Les âmes que je recroise ici ont été forgées par ces dernières années de diverses manières, et ce qu'il me plaît à découvrir chez les autres c'est l'acceptation de ce qui est, un calme humble que je n'avais pas connu, ainsi qu'une nouvelle sagesse de décisions. Ce que je découvre en moi-même c'est l'évaporation de tout jugement, je ne vois plus que les efforts et la beauté des tentatives. L'air que nous respirons est gorgé d'apaisement commun.


Comme en signe de bienvenue les montagnes bombent leurs monts face à nous tout cependant que le ciel déverse ses eaux par torrents. La pluie qui trempe, dégouline douce et froide sur nos habits, génère les grelots du grain de notre peau. La pluie, artiste créant le vert, ce don, ce miracle. La pluie qui embrasse le monde, ses champs, ses forêts, ses toits, ses routes, ses trottoirs, ses chapeaux, ses mers et océans. La pluie qui immerge de son amour tout ce qui se trouve sous sa main, même les ingrats, comme je le fut moi-même longtemps. Moi qui eut vu la pluie telle des larmes, aujourd'hui je sais m'être fourvoyée. Elle est le baume que supplient toutes les terres assoiffée et brûlantes de poussières que nous avons côtoyé durant l'année passée.

La frontière Asiatique, ligne lumineuse immobile, à présent derrière nos dos, se suspend au-dessus des flots de la rivière. Ici même de nombreux émigrés se sont jetés et se jetteront sans doute encore dans un ultime espoir de rêve Européen. Comme nous l'a été compté de bouches-passées-par-là certains y ont perdu la vie, d'autres ont rejoint le continent avec succès, d'autres encore se sont fait prendre par les gardes-frontière, parfois lâchement dénoncé par des locaux. Vendre un être humain, qui plus est sans considération pour les risques qu'il vient d'endurer et les difficultés ou probables horreurs auxquelles il tente d'échapper, est au-delà de mes capacités de compréhension. Soyez sûrs qu'en cas de guerre les leçons de la seconde guerre mondiale sauront malheureusement se révéler abominablement inutiles.



Dans un excès d'indignation, David et moi assis sur le métal gelé d'un banc, enfermés à l'arrière d'un véhicule d'incarcération et traités comme des criminels, nous enrageons une énième fois contre la police. Ce qu'on appelle présomption d'innocence, au vu du comportement des pions de l’État, ressemble bien plus à une présomption de culpabilité qu'autre chose. Mais gardons le sourire, tant bien même ils nous obligent à quitter animaux et bagages au bord de la route et sans surveillance, tant bien même ils nous reluquent le sourcil hautain et haineux, la langue accusatrice et le crachat venimeux. Tant bien même, après avoir tout tenté, n'ayant rien à nous reprocher, ils paradent soudainement une hypocrite sympathie imprégnée de pitoyables excuses. «  Vous savez, avec tous ces étrangers qui tentent d'entrer...  » Bienvenue dans l'Union Européenne, la perle de la Démocratie et des Droits de l'Homme  ! Un exemple mondial de respect  !







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